- ARCHIVES DU MONTAIGU, n°1 -

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HAUT-ECHEZ ET CASTELLOUBON

ANCIENS CHEMINS ET CHEMINS DES ESTIVES

CHEMINS DE SAINT-JACQUES EN PARTICULIER



SOMMAIRE :
1) LES RAISONS D’UNE RECHERCHE
2) L’EGUET, BERCEAU DE LA MONTAGNE
3) LE BESOIN VITAL DU CHEMIN
4) LE GEANT ROLAND, HEROS CIVILISATEUR DES PYRENEES
5) LE PAS DE ROULAN DU MONTAIGU
6) LE CHEMIN DU PAS DE ROULAN OU DU MALH SEGNADE
7) LE CHEMIN D’OUSCAU, CORNICHE DU DABANTAYGUE
8) CASTED LO BON, UNE SEIGNEURIE AU CŒUR DE SA MONTAGNE
9) LES CHEMINS DE SAINT-JACQUES ORIENTENT LA MONTAGNE
10) POINT DE VUE SUR L’ORGANISATION MILITAIRE DU LAVEDAN
11) CONCLUSION



Ce n’est pas de propos délibéré que j’en suis venu à m’intéresser à un ancien carrefour de chemins de Saint-Jacques dans l’Estreme de Casted lo bon, seigneurie des premiers vicomtes de Lavedan, avant qu’ils ne résident au XIIème siècle à Beaucens sans doute mieux placé en Dabantaygue, proche de Saint- Orens et face à Saint-Savin. Beaucens affirmait désormais le pouvoir vicomtal et contrôlait les chemins vers le Haut-Lavedan : Escale de Villelongue, Pont de Teilh de Soulom, et ainsi qu’on va le voir, chemin de la Hourquéte d’Ouscau de Bagnères à Saint-Orens et Villelongue.

Je fais le choix d’écrire Casted lo bon, ainsi que dans le texte gascon du Livre vert de Bénac (1405), pour désigner la seigneurie et le château sur le piton de Cotdoussan, réservant Castelloubon à la vallée géographique.

Le Livre vert de Bénac a commencé à m’intéresser car il répertorie toutes les estives du Montaigu sur lesquelles le seigneur exerçait les prérogatives de sa puissance. Pour des raisons que je vais expliquer, j’ai été amené à tenter de comprendre l’utilisation de cette vaste montagne pastorale située directement au sud de la vallée du Haut-Echez. Ainsi me suis-je lancé dans une recherche de la dernière mémoire vivante, suivie de vérifications sur le terrain et de découverte des lieux. Cela nécessite de longues courses solitaires en montagne. Si j’écoutais mon peu de souci de publier, si je ne me devais désormais à tous ceux qui dans des fermes isolées ont tant de générosité à dire ce qu’ils savent de lieux auxquels s’attache la mémoire de leur vie, je me contenterais de continuer à rêver ce vaste monde évidé désormais de l’ancienne activité pastorale qui durant des siècles l’a animé. J’ai commencé à en livrer les premières reconnaissances à J.-F. Le Nail. Je me suis souvenu qu’il avait écrit dans sa présentation du Livre vert de Bénac : " Les estives tiennent en effet une bonne place dans ces documents qui témoignent, dès les époques les plus anciennes, du rôle majeur de la montagne dans l’économie des communautés et dans la domination exercée par les maisons religieuses et les seigneurs laïcs. L’étude approfondie des documents reste à faire. Elle exigerait une identification topographique préalable la plus précise possible des espaces considérés appuyée sur les documents postérieurs et une enquête – à mener de toute urgence dans la situation actuelle de mutation générale (culturelle, économique et sociale) – auprès des derniers témoins et acteurs de l’utilisation pastorale ancienne de ces montagnes (J.-F. LE NAIL, Le Livre vert de Bénac, Mémoire du Pays de Lourdes, Le Castelloubon, Villages et Seigneuries, Hommes et activités, Ville de Lourdes n°2, 2006, p. 15 et 16).

Rencontres parfois émouvantes avec les derniers témoins et acteurs en effet. Un monde s’est effondré sous eux et avec eux et ils savent que bientôt leur place sera vide. Je songe à Alphonse Dupront, homme à part autant qu’historien d’exception, auteur d’une thèse restée très longtemps impubliée, Le mythe de croisade (Alphonse DUPRONT, Le mythe de croisade, 4 tomes, Gallimard, 1997), qui a dit la grandeur de l’idée de croisade jusque dans son rêve vain. La réflexion de certains témoins paysans est aussi que, ce qu’ils ont fait et connu dans leur vie, a été vain. Je pense en effet à celui qui a tiré de sa vieille armoire tout ce qui restait des vieux actes conservés depuis des générations dans sa maison, et qui me les a donnés parce qu’il va y mourir seul. Alors je cite A. Dupront : " Valorisation indispensable de l’histoire, qui part de cette attitude, à notre sens élémentaire pour la conscience de la vie présente et donc passée, c’est que tout cela ne peut avoir été vain " (Alphonse DUPRONT, op. cit., tome I, p. 21).

Dans les faits, ce que je préfère appeler cet essai d’article, répond au souhait de René Escafre d’accompagner sa propre recherche sur les confréries de Saint-Jacques de mes hypothèses, connaissances ou réflexions. La question des anciens chemins résulte d’un projet plus large de recherche. Il me semble donc utile de présenter à peu près celle-ci. Il est vrai que j’ai fini pour de multiples raisons par travailler sur une unité de pays qui irait de Tarbes à Soulagnets, et pour des raisons encore plus particulières jusqu’aux prairies de la Grotte de Massabielle à Lourdes en incluant le massif du Montaigu. L’axe de ma recherche est donc la vallée du Haut-Echez. Je ne peux traiter ici plus largement de ce qui unifie cette réflexion que je qualifierai d’archéo-géographique comme examen principal. D’un point de vue philosophique, si je ne suis pas trop ambitieux en l’évoquant, je me préoccupe autant de ce que me procure l’enquête menée comme une quête et une marche. Partout dans ces paysages la question d’un sauvetage de ce qui reste est posée. Par ailleurs aussi de ce qui s’effondre ou alors de ce qui s’annonce d’un autre temps. Je suis profondément marqué par la pensée de Walter Benjamin auquel me lie une recherche particulière. Ce génie métaphysique a posé au début de 1940 dans l’urgence où s’avançait le cataclysme, des thèses appelées " Sur le concept d’histoire ". En arrière de réalités positives si facilement dégagées par la recherche historique, se tient non pas le définitif de la compréhension du passé, mais ce qui lui fait encore signe, y compris comme déclin. La question d’une rédemption du passé reste toujours posée.



LES RAISONS D’UNE RECHERCHE


Lorsqu’il y a deux ans, j’ai refait par la montagne de Banyuls le chemin de Port-Bou au bas duquel le 26 septembre 1940, s’est suicidé Walter Benjamin, j’avais auparavant cherché à Lourdes la pension de famille où il était resté réfugié deux mois après la Débâcle. C’était dans une petite rue où je suis passé bien des fois. Sans doute était-il dit que je m’en préoccuperais trop tard, car entre-temps la moitié de la rue où la maison se trouvait avait été rasée. A Port-Bou, sa tombe n’est même pas une tombe. Il n’y a là aucune " ironie de l’histoire ", tout juste un simple avertissement : ce n’est qu’un effort de connaissance qu’il faut faire quand il est temps. J.-F. Le Nail ajouterait : Travailler modestement pour le bien de la communauté.

Carlo Ginzburg, qui passe pour le maître de ce que l’on a nommé la micro-histoire à l’italienne, s’est posé des problèmes tels : Peut-on faire de l’histoire quand il ne resterait " qu’un seul témoin " (Carlo GINZBURG, Un seul témoin, Bayard, 2007) ? C’est une question qu’il s’est posée face au négationnisme d’Auschwitz. Ailleurs, et sur un autre exemple, il a imaginé qu’on puisse donner lieu à une séquence narrative dont, dit-il : " la formulation la plus simple pourrait être : " Quelqu’un est passé par là ". Il se peut que l’idée même de narration (différente de l’incantation, de la conjuration et de l’invocation) ait vu le jour dans uns société de chasseurs, à partir de l’expérience du défrichement des traces " (Carlo GINZBURG, Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice, le Débat n°6, novembre 1980, Gallimard, p.14). Moi-même, à un niveau moins ambitieux, je suis passé de l’examen des paxères (digues d’arrosage) du Haut-Echez aux sentiers vers les estives.

Il y a quatre ans, je devais compléter ma connaissance de Colomès de Juillan (1799/1870), l’ingénieur qui voulait percer les Pyrénées, par l’étude de son action dans la vraie spécialité qui avait été la sienne aux Ponts et Chaussées, l’hydraulique. Ce personnage, sa pensée, son œuvre et son action sont en effet mon sujet principal d’étude, mais placée dans un cadre plus large que celui de son histoire : la question d’une épistémologie de l’utopie, figure particulière de la pensée spatiale née avec la modernité, lorsque au début du XVIème siècle éclate la vision d’un cosmos unifié par la théologie. En effet la pensée de Colomès de Juillan s’offre comme une création spatiale continue des territoires qu’il voulait réunir. Entreprise livrée à l’incompréhension générale. Après avoir dépouillé la série S, Hydraulique des Ponts et Chaussées du XIXème siècle des Archives départementales des Hautes-Pyrénées, il m’est apparu que tout ce siècle, mais déjà le précédent aussi, connaissait au pied des Pyrénées une crise de l’eau exacerbée par l’anarchie des accaparements individuels, ce que fut en réalité dans les villages la Révolution, puisque en prétendant abolir la féodalité, celle-ci liquidait tous les anciens usages (ceci concerne aussi tous les chemins vicinaux). La Révolution porte le coup final à l’esprit des communautés, en affirmant le point de vue du Droit qui ne peut qu’inviter le paysan à ne plus penser que dans le cadre individuel de sa propriété. Ainsi a fini de se constituer vraiment la petite exploitation paysanne pyrénéenne. Dès la Restauration, l’Administration cherche à tout rétablir du bien commun en appliquant à la lettre le nouveau Code civil (l’anarchie des usages avait continué sous Napoléon). En même temps, comme elle se heurte aux habitudes établies, elle va chercher à régler les conflits de droit d’usage par des tours de passe-passe juridiques. Il s’agit pour elle de nier toute existence d’une réalité orale ancienne pour lui substituer des normes plus générales et abstraites. Cela se règle finalement sous Napoléon III où se met en place cette véritable Administration.

J’ai commencé à étudier un procès particulièrement important à propos d’une digue d’arrosage dite des Pandelles, un quartier de prairies aujourd’hui totalement réorienté et démembré sous la zone d’activités de Bastillac, chemin d’Azereix à Tarbes. A partir du règlement juridique en Conseil d’Etat de cette affaire, un très ancien usage dit du Marquisat va être jugé n’avoir jamais eu lieu et l’Administration va imposer des syndicats d’irrigation pour tenter de résoudre la question de la mise à sec des cours d’eaux chaque année en période d’arrosage. Un syndicat du Haut-Echez va être constitué qui correspond d’ailleurs à une division géographique de cette rivière vers la montagne. A partir de là j’étudie désormais et en remontant vers la source, la fonction pradière de l’ancienne économie paysanne, celle qui s’est effondrée dans les années 1950. Car au fond, ce que nous croyons être un paysage immuablement fondé dans les Pyrénées et qui n’était que la création d’un système de culture, ne date, pour sa mutation dans ce que nous en voyons encore, que de la fin du XVIIème siècle. S’est posée la question d’acclimater la culture nouvelle du maïs. Tout a varié à partir de ce système nouveau de culture et a fondé cette image des terroirs qui ont connu leur âge d’or à la fin du XIXème siècle. Mais c’est bien à la suite d’une longue période de tensions particulières dont la crise de l’eau est un révélateur. Ce système de culture connaît ensuite sa phase descendante avant de commencer à s’effondrer entre les deux guerres mondiales et totalement après la seconde, comme d’ailleurs toute la tradition pastorale. La crise paysagère actuelle qui se révèle surtout par l’abandon et l’enfrichement et suscite tant de débats, chacun y défendant souvent sa fidélité à des fictions de " Pyrénées qui n’existent pas " (Je veux particulièrement dire que tout est biaisé en cela et jusque autour du débat à propos de ce j’appelle " l’ours prétexte "), quand bien sûr ces Pyrénées continuent d’exister et à servir de cadre assez heureux à nos existences. Cela ne laisse pas cependant de nous confronter à cette réalité : quelque chose de plus ancien s’est bien effacé sous nos pieds, avec notre entière connivence. Mais les échéances qui apparaissent comme un véritable évidement spatial nous le font voir désormais et cela nous laisse bien démunis. Il y avait bien sûr le pyrénéisme, cet esthétisme aristocratiquement bourgeois qui a parfaitement accompagné la courbe de l’évolution la plus concrète. Il croyait être devant un sublime immuable, quand il n’était que devant ses propres fictions Ainsi toute une toponymie appauvrie est apparue sur nos cartes tandis que demeurait, tant qu’elle a été vivante, une mémoire d’usage plus complexe des lieux dans leur nomination. Au fond, ce que nous tentons de faire à partir du Livre vert de Bénac, s’est de sauver ce qu’il en reste. Ainsi dans mes histoires de sentiers je cherche des traces, la plupart du temps quasiment effacées car nous sommes en présence d’un véritable palimpseste géographique. Après tout, ce paysage est indifférent et ne nous propose que sa mutité.

Il se trouve que le Haut-Echez permet une étude de milieux parfaitement complémentaires : des prés de la ribère au fond de la vallée à ceux des versants pré-montagnards et montagnards (une zone particulièrement tourmentée), jusqu’aux hauts pâturages. Malgré les adaptations, une même culture à base pradière définit le paysage. Historiquement pourtant, peut-être même ethnologiquement aux origines d’un peuplement, le Juillanais a peu à voir avec le Benaquès, baronnie et Marquisat de Bénac. Nous le savons bien et Robert Lacrampe en particulier qui a en collationné pour ses tableaux généalogiques tous les actes notariaux anciens. Toutefois pour le Bénaquès il n’y en a pas d’antérieur à ceux de la période d’avant le passage des Huguenots qui en 1569 incendièrent les églises et leurs abbadies laïques. Mais du point de vue coutumier, il n’y a pas de différence de la vallée du Haut-Echez vers la montagne. A partir de la limite du Bénaquès qui est au Balavay de Louey (actuel lotissement Bellevue), s’appliquait vers la montagne le vieux droit pyrénéen que Robert Lacrampe appelle tout simplement " Coutume de Barèges " : dévolution absolue du patrimoine et du nom de maison au premier né fille ou garçon. Cela procure une différence notable quoique peu apparente de rapport social à la terre avec une nuance importante dans l’idée si particulière de maison. Dans mes recherches autour de Colomès de Juillan, j’ai reconnu que Juillanais et Bénaquès, avec Lourdes et le Lavedan, sont des points d’encrage de ce réseau parentélaire capable de porter au moment de la Révolution un des siens, Bertrand Barère de Vieuzac, à la représentation nationale. L’analyse des faits montre bien que les intérêts de la bourgeoisie rentière ne sont jamais séparables des souches qui les portent dans plus grandes maisons paysannes, Cette bourgeoisie a toujours été engendrée en substance par à peu près les mêmes grandes maisons. Ainsi la Révolution est capable de réaliser sans grand problème toutes les aspirations du passage à la pleine propriété. Cependant, moulins et droits d’eau sont des enjeux essentiels pour les accapareurs de biens nationaux. Vis-à-vis de ses mandants, notre " Janus à trois faces " parisien ne pouvait que protéger ce petit département qu’il a créé, afin que s’y accomplisse sans trop de mal pour ses discrets notables la transition thermidorienne. Ces notables, dès la période de la Restauration, se rangent sans problèmes derrière un régime qui avalise le Code civil. Les Hautes-Pyrénées viennent se caler à l’ombre de l’Etat central, de la même façon que la Bigorre s’était parfaitement incorporée dans la monarchie.

Après Orincles où finit la baronnie de Bénac, et entre celle-ci et la supérieure des Angles, s’intercale autour d’Escoubès une portion de l’ancienne mouvance de l’illustre famille des Castelnau-Laloubère, d’ailleurs en pleine déconfiture en 1789. Par la gorge de l’Echez au-dessus d’Arcizac, mais aussi par des pentes vigoureuses à l’ouest comme à l’est, la baronnie des Angles vient s’ajuster à celle de Casted lo bon. Sous Germs, en particulier au col de la Croix-Blanche, et par la continuité même du faible col de Lingous (d’eths Lengous), la communication s’établit avec l’ensemble de l’Estreme par le défilé caché des Angles et de l’Echez. Vallèe du Neez d’un côté et vallée de l’Echez de l’autre forment continuité. Il s’agit là d’un même couloir de diffluence glaciaire autour du môle que forme à l’est de Lourdes le massif du Jer. Ceux de Castelloubon quant ils parlent de la baronnie des Angles à propos des estives du Montaigu, disent tout simplement : " la Baronnie ". A Germs, on ne méconnaît pas la plaine qu’on domine et on parle d’Ossun " de l’Aviation " pour le distinguer d’Ossun-ez Angles, sous le col de la Croix-Blanche. Par réciprocité ceux d’en bas parlent pour celui-ci : " d’Ossun-des-Fougères " (d’eras Hougueras). Le pic du Montaigu, familièrement dénommé " pic de Duas Horas " par rapport au pic du Midi, domine le tout. C’est lui qui séculairement a réglé les heures de labeurs dans les champs de la plaine.

Cette continuité de petits pays ajustés que j’ai voulu décrire, fonde assez le raisonnement historique que je vais défendre ici : la vallée du Haut-Echez, particulièrement tenue par des seigneuries très homogènes, a servi aux premiers comtes de Bigorre et à partir de Casted lo bon, à affirmer leur puissance en tenant le flanc de tout le Lavedan par la partie elle aussi continue du Dabantaygue, avec le prieuré de Saint-Orens comme centre de rayonnement religieux et jusqu’en Aragon. Ceci a été réalisé de façon plus opportune peut-être qu’à partir de la forteresse comtale de Lourdes qui garde surtout une porte dont elle est le verrou. Ceci nécessite de comprendre le Casted lo bon vicomtal et sans doute sa raison d’être en titre.

Parce que mon raisonnement sur les chemins de Saint-Jacques est passé d’abord par la reconnaissance de ce qui de bas en haut mène aux estives, je résume un peu comment l’économie herbagère du bas s’ajuste à celle du haut.

C’est au cours du XVIIIème siècle que s’effectue dans les ribères (mais pas exclusivement) l’acclimatation des " secondes herbes ", autre façon d’herbage cultivé, en tout cas comme besoin d’intensifier ces véritables cultures dérobées par l’irrigation. Par " secondes herbes ", il faut non seulement comprendre les premières prairies artificielles semées, mais surtout le regain (ardalh, de arre-dalh : la fauche d’après) qui n’était pas méconnu puisqu’il s’agit d’une repousse naturelle après fenaison. Cependant, il faut pour assurer celui-ci, une fraîcheur suffisante des sols qui est loin en période d’été d’être assurée partout. D’où la nécessité d’irriguer, ce qui était déjà pratiqué également, mais pas au point ou va porter la nouvelle nécessité d’acclimater partout le maïs (à partir de la fin du XVIIème siècle), puis celle de la pomme de terre. Ce sont en effet des cultures très exigeantes en fumier. L’irrigation apparaît comme le seul moyen d’intensifier partout la production herbagère. " Pas de fenil, pas de grenier " disait à la fin du XIXème siècle un paysan d’Arcizac dans une enquête de droit d’eau, ce qui ne faisait que reprendre : " A petit hémé, petit soulè" (A petit fumier, petit grenier). C’est en effet le troupeau qui produit le fumier, et celui-ci permet un bon amendement des sols, de la même façon que d’un bon fenil dépend la tenue d’un cheptel satisfaisant et d’abord parce qu’il faut aussi des bêtes de travail. Ainsi connaît-on durant tout le XIXème siècle une véritable compétition pour accéder aux eaux d’irrigation et y compris dans l’anarchie des pratiques nées de la Révolution. L’Administration est appelée à tenter de régler les conflits avant de penser trouver la solution dans des syndicats d’irrigation.

Cette présentation qui s’en tient à l’élémentaire et engagerait d’autres développements, en particulier dans le domaine des impacts paysagers, voire même dans la symbolique de l’eau pour ce qui est de son rôle miraculeux attribué aussitôt par les populations locales à celle de la Grotte de Lourdes en 1858, permet ici de comprendre le plus important : ce qui unit l’économie des chemins. Je les comprends classiquement parmi les milieux étagés et complémentaires que j’ai présentés, comme créateurs actifs du plus proche et du plus lointain dans un système de réciprocités. Ceci sur la journée de marche à peu près qui unit la plaine et la montagne. La question de la transhumance est posée, mais depuis toujours les sentiers utilisés dans la montagne ont été aussi ceux des marchands et des pèlerins. Ceux-ci montaient semble-t-il surtout approvisionnés en pain qu’ils échangeaient au hasard des estives contre des laitages, du fromage, et peut-être de la viande. Jusqu’à la guerre de 1914 en effet, la montagne est pleine durant tout l’été. Durant des siècles des milliers de cabanes ont été occupées y compris par des bûcherons et des charbonniers. A plus forte raison au Moyen Age, et encore plus dans le refuge chrétien des sierras d’Aragon, vivier des guerriers chrétiens de la Reconquête.



L’EGUET, BERCEAU DE LA MONTAGNE


J’ai utilisé le terme de transhumance qui est devenu pour une réflexion récente un objet géographique trop grand. Je renvoie ici aux très importantes XXVIèmes journées de Flaran qui a juste titre distinguent transhumance et estivages (P.Y LAFFOND Ed., Transhumance et estivage en Occident, des origines aux enjeux actuels, Flaran XXVI, PUM, 2006).

Estivages est ce qui convient parfaitement à la vingtaine de kilomètres à vol d’oiseau unissant la plaine et la montagne. Tout départ est un remuement important. De façon un peu réductrice, mais qui toutefois traduit la réalité, le départ vers les estives d’un troupeau est d’abord son expulsion des herbages du bas qu’il faut réserver pour assurer la réserve fourragère d’hiver. Cette idée de départ, je ne l’ai pas mieux trouvée que dans la tradition de Berbérust, lorsqu’on m’a parlé (Monsieur Jean DOMEC) " d’eth dia dé l’assota " (sans doute faudrait-il détacher ici l’article agglutiné : la sota, era sota). Simin Palay a bien glosé le sens de ce substantif écrit assote : "  pré, pâturage dont on a retiré le bétail " et il donne le verbe montagnard  assobe : conduire le bétail en montagne, donner libre paissance. En Ossau, sobe est un pâturage en montagne et Simin Palay donne aussi en renvoi sode : Pâturage ouvert aux troupeaux, le contraire de bedat. C’est bien l’idée de détacher le bétail, d’un départ, d’un affranchissement, d’une délivrance de la limite et de l’interdit. Le terme comprend donc le double mouvement de ce départ libérateur et à l’inverse de ce qu’absorbe alors la montagne. Dans cette alternance implicite du sens, tout ce que signifient les mythes des rituels pastoraux tels qu’ils sont encore conservés, mais il y faudrait un éclairage plus précis. Or c’était bien cela l’assota : retrait du bétail surnuméraire pour qu’il stabule dans les estives. Moment tellement solennel qu’il était une fête, bélier fleuri et brebis maîtresses avec un manchon de laine rouge passé dans leurs cornes ou enrubannées. Parfois comme à Pouts et à Récahort (hameau de Bourréac), fameux pour leurs troupeaux de brebis lourdaises, les bergers avant le départ les faisaient parader dans les villages de l’aval. Dès ce moment les prairies de fauche étaient libérées pour les indispensables fenaisons et la repousse du regain. A la descente, souvent assez tôt avant la fin de l’été en fonction des usages, les bêtes étaient afforestées dans les germs ou précautionneusement parquées dans les barguères qu’on déplaçait dans les prairies des granges pour qu’elles puissent les fumer. Le jour de la sote, correspond à la dévète ou desbéde, levée de l’interdit de dépaître dans les estives jusque là mises en défens. On franchit une limite et on pénètre dans la levée de l’interdit. Dans les estives, les communautés ont des droits spécifiques strictement appliqués : droit de pignorer (d’infliger des amendes) et de carnaler (droit de saisir et même de tuer une bête qui franchit la limite d’une estive). D’où des bornages extrêmement précis (senhals), des croix parfois encore connues de nos jours, mais souvent perdues. Sur le Montaigu existaient des réciprocités appelées " passe-quittes " qui restent à étudier.

Des usages complexes régissent cette résidence en montagne dans les cabanes. Les plus détaillés sont ceux qui parlent de jasence : de gésir, de gîter, de se coucher (de jour et de nuit) et de paxence, droit de paissance dans des aires traditionnelles autour des cabanes. L’èguét qui s’exprime avec tellement d’évidence dans la bouche des bergers, est un mot par lequel on peut observer un droit d’usage se fonder sur son moment originel. L’èguét est le parcours qu’effectuent d’elles-mêmes les brebis dépaissant dans une montagne. Ce parcours est identique tous les jours et ne peut être modifié que par des dépôts de sel. Ainsi est-ce le troupeau dans cet accomplissement de son itinérance qui définit cette aire de dépaissance qu’est l’èguét. L’èguét serait donc bien ce que le troupeau pose en droit d’usage dans une montagne comme aire de parcours. Celui-ci se voit partout en des erres ou traces de dépaissance qui couvrent tout un relief jusqu’à ses extrèmes les plus dangereux, cela en fonction d’une exposition aux heures solaires. L’èguét s’écrit ainsi de lui-même et se fixe quand même comme cette aire d’extension ou de " vagance " du troupeau, mais bien formée car celui-ci est gardé et recueilli à partir du lieu fixe de la cabane. Dès lors celle-ci en manifeste l’existence et la clôture définitive en étant le bercail et le berceau, le lieu natif originel. Ainsi l’èguét qui est le résultat de son accomplissement recueille le droit de demeurer dans ce lieu. Il s’identifie au cujala (ou cajoulà, coueyla, cuéu, cujéu, cuylà, courthéou, cuiù, (Simin Palay) auquel on doit ajouter courtàu dans la zone du Montaigu), parc et cabane du berger où le troupeau est ramené pour la traite et la nuit. Ce lieu est " le berceau " (cue) originel où se " coagule", se caille le lait pour le fromage. Il semble bien que c’est dans des racines communes à tous ces termes que des linguistes allemands ont cherché autrefois la primitivité d’un langage. Mais plus encore, par le fait d’avoir là son èguét ainsi que pouvait l’affirmer le berger, c’est un droit de demeurer et d’user qui s’exprime au plus près d’un naturalisme par la dépaissance du troupeau. Ainsi le droit d’user s’hérite d’un droit natif et originel. La profondeur émotionnelle qu’exprime toujours la figure du berger se lit là dans son origine sacrée. Curieusement, Simin Palay ne paraît avoir retenu ou recueilli pour son dictionnaire que le sens le plus élaboré et final de l’èguét : " Sol natal, lieu dont on a l’habitude (vieux) ". Inversons les deux explications et l’on comprend mieux ce que èguét exprime d’identification à un sol qui tire sa force du plus originel. La rigueur des usages portés et énoncés par des hommes vigoureux et volontiers batailleurs : les conflits se réglaient au bâton (totchou ou bourdoû qui est aussi le bâton du pèlerin) et sans doute autrefois par les armes car la montagne avait le droit de port d’armes (épée, coutelas et arbalète constituaient la panoplie de base de l’homme émancipé). Tout au fond des montagnes de Casted lo bon, à Sencours, on s’étrillait souvent avec les Campanois et les " Toys ". Zone particulièrement sensible sous le Pic du Midi.

Ce monde en état de veille qui n’était d’ailleurs jamais coupé du bas - le berger était ravitaillé par sa maison d’origine tous les huit ou quinze jours : eth sémmana - , ne vivait donc pas dans l’état d’irénisme naïf que les romantiques ont décrit. Il était parfaitement occupé et veillé, jusque dans les endroits les plus improbables, et les pèlerins y passaient.

Dans le Livre vert de Bénac cela s’imagine très bien. Le coch, cuisinier faisant office d’intendant de Casted lo bon, montait chaque année prélever les droits du seigneur dans les cabanes et exerçait un droit de chasse. Une interprétation rapide le fait voir accompagné d’une troupe qui mêle commensaux et valets sans doute en armes, car, et un droit de Pouzac nous le laisse entendre, là-haut les hommes des communautés ne se laissaient pas faire. De façon générale le coch pénètre dans les cabanes et prélève généralement trois fromages, mais coupe le troisième et laisse une moitié pour les bergers. Cela est signe que la quasi-exaction de l’intrusion se doit d’être rendue plus supportable. C’est le signe qu’elle a eu lieu, mais est reconnue aussi une part spécifique pour la personnalité du berger. Cependant le droit du seigneur reste éminent puisqu’il exerce ici sur la terre publique et qu’elle est dans sa juridiction.

Ainsi voit-on dans quel monde les pèlerins s’engageaient quand ils suivaient la trace du sentier le plus linéaire possible vers les Pas et les Ports de la chaîne. L’acte de partir en pèlerinage, cet irrationnel en soi auquel A. Dupront attribue tant de force pour l’esprit de croisade, ce mystère qui laisse l’historien bardé d’explicatif pantois et si pauvre d’argument, s’il ne le comprend pas comme pulsion au-delà dans la sphère du sacré. Le chemin de Saint-Jacques qui était tous les chemins fut une création continue à travers les gîtes de hasard offerts dans la montagne par des hommes profondément croyants. Dans ces " espaces " où aujourd’hui il n’y a plus rien que des bêtes lâchées pour le seul usage extensif de la montagne, il faut armer son imaginaire historique d’indices et des traces qui restent. Il faut d’abord comprendre la spécificité du chemin médiéval, puis s‘engager dans une compréhension géographique de ce qui donnait un "orient " à cette spécificité.



LE BESOIN VITAL DU CHEMIN


Les chemins de Saint-Jacques partout possibles doivent être débrouillés du lacis des sentiers de montagne. S’ils les empruntent en effet, ils deviennent de véritables itinéraires par leur intention lointaine d’atteindre ce but presque irréel. Les chemins des estives alternent dans leur va-et-vient pour assumer l’exploitation d’un cycle saisonnier et vital. Les chemins de Saint-Jacques qui portent au loin, impliquent le passage et si le but idéal est atteint, le retour se fait après rencontre avec l’Ailleurs, mais cela est pour soi, pour que sa vie soit transformée et auréolée à jamais par le voyage. Le " besoin énergétique du chemin " du pèlerin qu’analyse si profondément A. Dupront, résout en somme cette " irréquiétude spatiale " qui travaille la société occidentale médiévale, thème que Paul Zumthor a posé au cœur d’une de ses dernières œuvres remarquables (Paul ZUMTHOR, La Mesure du monde, Seuil, 1993, p.161)

J’habite un village Orincles dans le Bénacais, où lorsque dans les années 1860 fut démolie l’ancienne église réunie autrefois à sa Badia laïque, pour en construire une autre au centre du village, celle-là étant devenue trop petite et menaçant de crouler (elle n’avait jamais été rétablie de l’incendie des Huguenots de Montgomery de 1569), on trouva près du chœur plusieurs tombes de pélerins de Saint-Jacques. Certes peut-être étaient-ce les membres d’une confrérie, mais cette place particulière en avant de tout les ossiers (oussas) du village : les tombes à même le sol de l’église qui déterminaient la " place " de chaque famille, témoigne de leur élection. Ils étaient revenus autres et transformés de l’Ailleurs traversé et rencontré. " Vertu purgatrice de l’espace " que quête tout pèlerin.

L’homme médiéval dont le paysan restera le type par l’enracinement à ces terroirs qu’il a créés, tient et meurt dans son lieu originel. On pense à la belle analyse qu’à faite Emmanuel Le Roy Ladurie dans Montaillou, village occitan, de l’errance des bergers, ceux-ci vraiment transhumants. Parmi eux l’hérétique Péire Maury tient une place centrale. Menacé par l’Inquisition, il passe en Catalogne avec son troupeau, mais à la fin, il ne peut s’empêcher de revenir prendre des nouvelles de son ostal et de se faire prendre.

Le lieu donc et l’Autre Lieu sont, l’un et l’Autre l’unité du chemin. L’homme médiéval ne conçoit pas l’infini. Celui-ci est dans la sphère de Dieu. Sans doute est-ce pour cela que les lieux qu’ils soient dans les villages, tout autour et au long des chemins, tiennent d’une " élection spécifique ". C’est ce qu’exprime ici A.Dupront avec sa parole si particulière :

" D’abord le lieu, qui ne saurait être seulement le point de l’espace au terme de la marche, mais qui, locus sacral, impose à l’espace habituel ou environnant une élection spécifique. C’est la grâce du pèlerinage que de se reconnaître ou de consacrer l’hétérogénéité de certains points de l’espace, dont on dira reprenant le vocabulaire dévotieux, qu’ils ont du charisme, ou qu’ils sont privilégiés. De quels privilèges plus ou moins explicites, bien que la conscience du privilège soit en fait généralement globale ? A coup sûr d’être marqués d’un ensemble de signes psychophysiques qui les différencient dans l’entour, de concentrer en eux des attentes du chemin, la récompense de l’espace vaincu, le pressentiment et la découverte d’un lieu à part où quelque chose imprègne, parce qu’ainsi le pèlerin emportait en lui l’espérance ou parce qu’il l’y retrouve dans sa délivrance du chemin, l’impondérable et imprégnante présence de tous ceux qui sont passés avant lui, enfin, surtout la certitude en ce lieu d’une ouverture sur la transcendance … " (A. DUPRONT, Itinéraire, Du Sacré, croisades et pélerinages, Images et langages, NRF Gallimard 2005, p.55).

Evidemment dans tout l’avant-front pyrénéen, sur cette zone du Haut-Echez, ce sont de tels lieux que je cherche et avec une certaine habitude ou parfois inspiration dont je ne me défends pas, ils font signe. Cependant, même alors, seule toujours, l’enquête fait la mémoire.

Afin de débrouiller ce capillaire de chemins assurant depuis le piémont principalement la montée aux estives, c’est à la signification des noms de lieux que je m’attache toujours, où, quand un de ces lieux est pressenti, je cherche alors à en trouver le nom. Souvent il est désormais oublié mais un des derniers dépositaires de la tradition dit par exemple : " J’ai entendu dire qu’il y avait une croix ".

Rien n’est plus parlant que la zone du col de la Croix-Blanche, ce magnifique belvédère sur les coteaux et la plaine de Bigorre, exactement à mi-voie de l’ancien chemin de Bagnères à Lourdes, déclassé par la réalisation à l’extrème fin du XVIIIème siècle de la route de Loucrup et Montgaillard qui elle-même fit oublier alors son plus ancien tracé. Du col de la Croix-Blanche on va facilement à Germs au pied de son petit pic de la Clique sous lequel naît, enfoncé, l’Echez. Germs-sur-l’Oussouet, ancien écart de Casted lo bon et rampe du Montaigu, est une paroisse dont le saint patron est Saint-Jacques, car le lieu a été détaché de Cotdoussan. C’est d’ailleurs un col en lui-même puisqu’il permet en avant et en arrière de la Clique (dont le vrai nom est Malh de Germs ou de Cotdoussan), le passage du fond de la gorge de Labassère-Soulagnets à Cotdoussan. Germs a réuni trois anciens écarts : Hourc-Dessus, Hourc-du-Milieu et Hourc-Debat. C’est du premier qui forme col et ensellement le plus au sud, que se lancent par Hourcade ce que les gens du lieu appellent Eras Tires ou Eras Tires d’eth Tuc, cette Escale de Bazus permettant la montée au Couret du Montaigu. Celui-ci ouvre au-delà sur tout le vaste parcours du haut bassin de Gazost où sont les plus belles estives. L’Escale de Bazus apparaît dans le Livre vert de Bénac comme devant être entretenue par la communauté de Neuilh en Casted lo bon. Escale est déjà parlant, mais pour les gens du lieu Tire l’est encore plus : il s’agit de " tirer " tout droit par des sentes qui sont elles-mêmes comme des tires (traits ou guides des anciens attelages) sans se soucier de l’abrupt de la montée pour accéder aux hauts pâturages. Des siècles d’emprunt de cette voie qui se dédouble en réalité autour du petit bois de Cubertou entre celui de Séras et la vaste forêt de Lapart que les Tarbais imaginent " le bois de la Panthère ", ont créé sur le flanc du Montaigu, un des plus beaux exemples de larges drailles ou trailles, si ce mot que le Dictionnaire du monde rural de Marcel Lachiver donne en usage pour les Alpes et le Languedoc, était utilisé chez nous. Dans le Bénacais, on parlait plus banalement à ce propos de Pelade d’eth bosc de Lapart.

Il y aurait bien à dire sur l’évocation des lieux autour de Hourc-Dessus, soit à l’est vers la Peyre de Clousurère où une magnifique vue plongeante s’offre sur la gorge de l’Oussouet à Soulagnets et les énigmatiques Echelles de Pilate. C’est le revers surélevé de la grande faille nord-pyrénéenne ou de Bigorre. Ces Echelles de Pilate qu’on donne ici pour commencer à l’Atlantique et se terminer à Perpignan.

Par Hourc-Dessus passe le nouveau chemin de Saint-Jacques (GR 78), venant de Saint-Bertrand de Comminges par les Baronnies et Bagnères jusqu’à l’étape de l’église Saint-Jacques de Cotdoussan. Les pélerins descendent par le chemin de Pla-de-Lac, mais plutôt pour les gens de Cotdoussan par le petit col de la Couradéte. On se souvient par là d’un " Chemin des morts ". Les écarts de Soulagnets et du Bas-de-Germs venaient enterrer en terre chrétienne leurs morts à l’église de Cotdoussan. Celle-ci a été reconstruite après le séisme de 1660 sur un véritable ossuaire. De tels convois dont il y a d’autres exemples dans les Pyrénées, ainsi celui d’Artalens à Saint-Orens, s’effectuaient par d’incroyables itinéraires. Le mort était porté dans son linceul lié à une perche. J’ai reconstitué ce sentier bien connu encore aux deux bouts et qui débouche au petit col de la Couradéte à partir duquel on a une vue tout autre du piton de Casted lo bon.

Rétablir une vision géographique et orientée comme la formaient les passages des pélerins de Saint-Jacques, relève d’une quête anthropologique. De telles traces sont indicielles et mémorielles. La trace indicielle des anciens sentiers n’est pas seulement cachée parmi les mornes des incultes qui gagnent partout désormais, mais elle est aussi bientôt presque perdue pour les mémoires. Ce qui se tait de l’ancienne sacralité, et parce que nous le voulons ainsi, peut toutefois à l’homme attentif faire signe. Il en reste quelque chose dans la passion de la randonnée si intense aujourd’hui, en tout cas quand elle n’est pas réduite à une épreuve de vérification géodésique. En effet il faut avoir " fait " tel lieu ou tel parcours .

Combien des sites des plus anciens itinéraires où régna le sacré originel on été christianisés, ce qui au moins en a conservé le site et l’exposition du signe. Sur le chemin de Saint-Jacques remontant par Ousté vers Berbérust et Lias, se trouvent des mounjoyes (montjoies) cylindriques. Celle de Peyrehite sûrement remplace là une pierre levée. C’est en effet sous une forme syncrétique qu’apparaît le sacré, ce sacré est encore présent dans les cairns de montagne. C’étaient des mounjoyes aussi déposées pierre à pierre par les bergers et les pélerins. Elles indiquent la vénérabilité du chemin.



LE GEANT ROLAND, HEROS CIVILISATEUR DES PYRENEES


Une exposition temporelle de la durée est inscrite dans les sentiers, même quand ils semblent abandonnés et vides parce que le service de vie qu’ils offraient a perdu sa raison d’être, s’est replié avec le dernier occupant du dernier èguét. Ils servent de parcours pour les libres dépaissances actuelles, et celles-ci multiplient partout les traînes qui parfois embrouillent tout. A l’automne, à la descente des estives, c’est de nouveau la mise à nu d’un graphisme de leur squelette dans ces traces.

On pense au légendaire Clot déth Sérpént dans le gradin du cirque glaciaire du Naouit (où Nabi), la montagne de Lourdes qui tient le fond du bassin du Neez de Gazost. Là se dressait le gigantesque et idiot serpent d’Isaby dévorant tout ce qui se présentait, troupeaux bergères et pasteurs. Il fut vaincu par un sagace cadet d’Arbouix qui aspirait par cet exploit à épouser l’héritière d’une grande maison. Il fit chauffer au rouge son enclume que l’autre prit bien sûr pour un beau mouton roux. Aussitôt en feu à l’intérieur, il s’en alla avaler toute l’eau du Gave et crevant de partout, forma le lac d’Isaby de l’autre côté. De ses ossements les habitants voulurent faire le berceau de leur église, provoquant un grand dérangement climatique et ils durent alors la reconstruire avec des matériaux sans doute plus évangéliques (parmi les différents récits du mythe, j’ai choisi de transcrire à peu près celui que Robert LACRAMPE avait entendu de son grand-père de Lourdes).

Le Montaigu est encadré par les plus vieux mythes des Pyrénées. Celui d’Isaby bien sûr, celui de Beliou et celui de la Croix-Blanche, tous deux aussi plus ou moins christianisés. Je ne développe pas, mais ils sont au fondement de rituels ou cycles pastoraux plurimillénaires. Le Nerbiou, montagne d’Artalens en Davantaygue, est un autre haut lieu du légendaire pyrénéen.

Ainsi presque partout par de tels lieux, peut-on comprendre A. Dupront : " la durée est signe patent, mais aussi l’image survivante d’un signe mort, une fiction spatiale du temps qui jadis fut vivant… " Cela ouvre la porte à d’autres créations fictionnelles qui arrangent les choses, soit pour les faire voir, soit pour les expliquer. On peut tenter au moins à partir de là une archéo-géographie et une histoire tout autant lointaine, mais au moins bardée de quelques points d’appui positifs. Ce ne sont pas de ces points positifs qui aident tant certains historiens à dire à tout coup ce qu’a été l’Histoire, mais comment elle se pressent, incertaine et fragile dans cette indifférence du Temps.

Dans la conclusion de son récent Roncevaux, l’historienne médiéviste spécialiste de la Gascogne et des Carolingiens, Renée Mussot-Goulard, dit bien comment le légendaire rejoint l’histoire dont il est le fondement. Elle dit comment le royaume des Francs a incorporé l’ancienne Gascogne et comment celle-ci, au-delà du conflit qui les opposa, a contribué à se fondre en lui. Le christianisme souffrant du Jihad de l’Islam qui avait soumis l’Espagne wisigothique mais où toutefois demeurait dans son exemplarité rigoureuse et jamais soumis le réduit du royaume des Asturies autour d’Oviedo, allait une cinquantaine d’années plus tard après les coups d’arrêt à l’invasion musulmane, par les Aquitains à Toulouse en 721, puis en 732 à Poitiers par ces mêmes Gascons et les Francs, se rétablir vraiment en retournant en véritable croisade le souvenir du drame du guet-apens de Roncevaux (778) où périrent les preux de Charlemagne venu renforcer la Marche d’Espagne : "… De cette longue mise en place du royaume qui allait encore évoluer sans jamais perdre le souvenir de ses origines, il allait rester bien des témoignages qui suggèrent que Roncevaux hante les mémoires. L’un de ces témoignages a vécu jusqu’au temps présent et continue à faire du chemin de Roncevaux l’une des artères symboliques de l’Europe. C’est le chemin de Saint-Jacques au tombeau de Galice dont la naissance, l’histoire, ont accompli la trilogie de Roncevaux. En une partie de son histoire, ce chemin rejoint celui de la renaissance asturienne en une autre celui de l’expansion clunisienne, tandis que la jeune Castille héritière du Royaume d’Oviedo et la Navarre offrent un champ d’action élargi aux moines bénédictins " (Renée MUSSOT-GOULARD, Roncevaux Samedi 15 Août 778, Perrin, 2006, p. 137).

Et sans doute attendons-nous dans ces Pyrénées que quelqu’un s’éveille à travailler sur le rôle et le rayonnement qu’eurent à cette époque les grands établissements monastiques de Saint-Orens, Saint-Pé-de-Geyres, Saint-Savin, l’Escaladieu … On peut considérer autant que l’on voudra que le tombeau de Saint-Jacques à Compostelle est une légende, mais au moins il faut en admettre la création historique d’un immense et encore actuel mouvement mystique. " Si cela semble relever du mythe, dit ailleurs Renée Mussot-Goulard, il suffit de rappeler que les rapports du mythe et de l’Histoire ne sont jamais sans intérêt car les mythes ne naissent pas sans raison historique (Renée MUSSOT-GOULARD, op. cit., p. 101). "



LE PAS DE ROULAN DU MONTAIGU


Rencontrant sur tous les accès du Montaigu et d’ailleurs aussi au cœur des estives mêmes, des lieux légendaires où Roland est " passé ", je m’interroge sur la place que tient ce héros civilisateur des Pyrénées entre mythe et histoire. Le retentissement de sa mort à Ronceveaux dut bien avoir à l’époque un écho très grand parmi les peuples de pasteurs paysans. J’en ai quelques idées au moins hypothétiques sans pouvoir les développer ici. Dans mon intention de tenter de reconstruire le réseau primitif des chemins de Casted Lo Bon, compris d’ailleurs dans sa zone d’influence historique la plus large du Montaigu, il faut retourner à cette pensée indicative des lieux mythiques. Cette fonction révélatrice n’est pas mieux féconde que sur le chemin du Pas de Roulan ou encore du Malh Ségnadé. Dans ces lieux encore païens, Roland devint le héros de ce " christianisme souffrant " dont parle Renée Mussot-Goulard, sans toutefois effacer un autre souvenir plus originel.

J’ai été mis sur sa route, si je puis dire, par une vieille personne visitée pour un autre lieu légendaire au-dessus de chez elle dans la montagne. J’évoquais en effet devant elle le Pas de Roulan existant sur un sentier qui suit à mi-pente tout le versant immense du bassin de Gazost à partir du Couret et du Cuq-Crémalh (dont l’aspect et le nom évoquent peut-être le souvenir lointain d’un mythe indo-européen). On le gagne en passant par un sentier inférieur au Courtàu d’Escoube. Il est un peu au-delà. Cas typique d’un Pas franchissant une arête et qui paraît significativement relayer les estives de Bérnéde vers Ilhouerde et le vaste domaine du lhens au-delà. Ce grand parcours traversant tout le versant occidental du Montaigu jusqu’ au Clot d’eth Sérpént. Au-dessus de celui-ci et de sa brèche, on rejoint le grand trajet pastoral de la montagne d’Ouscau que je vais développer. Il s’agit donc du plus évident des raccourcis permettant de relier Germs à Isaby et de descendre aussi vers Saint-Orens. Ce Pas de Roulan n’apparaît pas sur la carte et il est imprévisible dans un paysage inverse et descendant. Il n’existe que dans la mémoire des gens du lieu. Les bergers y reconnaissaient la marque des quatre sabots du cheval de Roland qui l’avait ouvert comme il a ouvert tant d’autres brèches dans les Pyrénées, se livrant parfois à des sauts gigantesques tels ceux de son prototype possible Gargantua. Ainsi au fameux Salto de Roldàn qui encadre la gorge du Rio Flumen au-dessus de la plaine de Huesca. Tout cela s’est fondé sur quelque antériorité légendaire préservée de l’ère des Géants et a été capté par le dit de Roncevaux. La mise en place humaine des Pyrénées apparaît fondée sur le chaos tellurique le plus primitif qui a été ainsi dompté. Les hommes ont respecté en cherchant des signes, les témoignages du grand combat assimilateur qui leur donnait accès au plus vaste territoire, celui qui est directement sous le cosmos. Les coups de pied du géant ont ouvert partout ou élargi l’espace. Le mythe leur a laissé en somme pour mémoire ces lieux pour qu’ils s’y grandissent et apprennent à respecter. " Alors, vous l’avez vue la marque du pied ? " me demandait encore récemment un informateur. J’imagine bien qu’on a dû durant des siècles indiquer à beaucoup de pélerins de tels passages, car la geste de Roland cherchant à briser en trois fois son épée sur le rocher de Roncevaux en a fait le héros de l’irrédentisme chrétien face à l’Islam. C’est par sa mort héroïque qu’il a rejoint le surhumain ici.

Que conclure seulement de " positif " de mon hypothèse de tels relais discrets au cœur du massif ? Parce que ce Pas de Roulan n’est indiqué que par la tradition orale, c’est une géographie plus discrète qui s’y suggère. Cette géographie est humaine par le simple fait de tels lieux qui renvoient à leur fondement anthropomorphe. Ceux qui racontent de tels lieux recommandent d’aller les voir, parfois sans y être eux-mêmes jamais allés.



LE CHEMIN DU PAS DE ROULAN OU DU MALH SEGNADE


Ce chemin que je désigne par le lieu de sa légende et de son rituel discret, a eu une importance historique réelle. Indiqué sous le château des Angles comme chemin d’Arrodets et de Gez, il est aujourd’hui gravi par de besogneux VTT, mais aussi descendu vers Lourdes par des pélerins de Saint-Jacques qui visitent souvent le château restauré.

Le château des Angles qui fut une solide forteresse ceinte de fossés escarpés, apparaît à l’entrée nord de la gorge de l’Echez comme barrant cet accès du côté du village qu’il domine. Mais le fond froid et vite assombri du défilé où se faufile l’actuelle départementale 7, bien qu’il y ait eu autrefois un sentier remontant vers le col du Lingous et Castelloubon, n’est pas sa vigilance rapprochée. A l’est du château, un petit col dissimule ce chemin d’Arrodets que je nomme du Pas de Roulan ou du Malh Ségnadé, puisqu’il s’agit du même lieu dans le quartier des Espélugues d’Arrodets. La forte butte qui porte le château se présente telle qu’elle dissimule ce petit col du côté d’Arcizac. On le gagne par le chemin d’accès actuel du château. Bien en vue et à portée d’arbalète du bastion en éperon que le château opposait comme défense aux machines de jets de ce côté et où M. Cernaix, propriétaire des lieux a découvert le seuil d’une poterne, il amorce sa montée du flanc de la montagne d’Aubuchous ou des Buchouets du côté de Gez et s’élève rapidement au-dessus d’anciennes châtaigneraies sur ce versant ensoleillé.

Il s’agit d’un cami de poudge remarquable, de ces chemins typiques de la Gascogne qui dès les bas gagnent aussitôt les coteaux en restant alors sur les crêtes aussi loin que possible. La plus fameuse poudge est la Ténarese dont un des points remarquable est Miélan dans le Gers. Le chemin d’Arrodets atteint bientôt le bord méridional d’Aubuchous (Soulos ou Soulor à Arrodets), en un petit col qu’on appelle la Courade de Yo où s’embranche par le revers le sentier de Gez. Le Malh Ségnadé se présente à peine plus loin en un rognon de barre rocheuse laissée en place par l’érosion. Le chemin franchit ce pas et continue à pleine crête jusqu’à Arrodets. A droite tombe la très forte pente du ravin de l’Echez. Les sols arides sont de terre éboulée que la lande de touyas empêche de précipiter complètement.

Ce revers des EspeluguesEspugues qui m’a été bien indiqué par M. Lafaille de la maison Oustau d’Arrodets, cache sans doute des abris sous roche ensevelis. Un en tout cas y semble visible.

Le rocher dit du Malh Ségnadé se présente comme un pilier sur lequel on aurait empilé une forme de bénitier. C’est Roland qui a ouvert ce Pas et amassé cette roche (le chemin actuel a été élargi). Un bénitier si on le regarde de face, mais à la montée, ce serait plutôt une figure anthropomorphe. Le Pas qui ébrèche ici le chemin permet de découvrir à pleine vue alors, et le bas-fond où naît l’Echez sous le Malh de Germs (Pic de la Clique), et de deviner le col du Lingous dissimulé, porte de Castelloubon. Au-delà toute la crête du massif du Montaigu se dégage avec la promesse de ses estives. Bien visible derrière la Clique, la montée au Couret. Le chemin qui d’ici gagne directement le col de la Croix-Blanche par le rebord de la serre d’Arrodets, est celui des anciens troupeaux gagnant les estives y compris celles du Pic du Midi. Le chemin actuel de la vallée n’a été réalisé depuis Juncalas qu’à partir de 1846. Cette route qu’on appelle de la Croix-Blanche si bien connue des cyclistes, recoupe la poudge ancienne en avant d’Arrodets. Celle-ci est restée en-dessous du village dans son vallum ancien et permet toujours de gagner la rue droite de l’église.

A dire vrai, ce chemin d’Arrodets aux Angles est toujours connu comme celui par lequel on gagnait à pied le bas de la Baronnie et surtout le marché de Lourdes, ici par le chemin qui des Angles rejoint celui de Jarret et d’Anclades en dessous du col de Sidalos selon la carte IGN, mais en réalité Cigalos ou eth Chigalos. Ce chemin emprunte en arrière des moraines latérales de la vallée morte de Lézignan depuis le petit col de Sarsan, une petite vallée adjacente sous le massif du Pic du Jer. Ce fut une voie de pénétration latérale très ancienne depuis Lourdes vers la haute montagne. En effet depuis le Chigalos et au-delà du château des Angles et du Malh Ségnadé, on aperçoit le col de la Plaine d’Esquiou sur Soulagnets qui permet de passer vers Baudéan et Campan. Cette petite vallée suspendue du Chigalos révèle des traces d’aménagements sans doute proto-historiques très intéressants. Depuis le Tydos aux abords de Lourdes, c’est le chemin d’Anclades qui se cale contre le Pic du Jer. A l’origine on a cherché à éviter par là les encombrements et les bartes de la vallée glaciaire de Lézignan mise en valeur à des époques plus tardives. Ces paysages péri-glaciaires sont du plus haut intérêt pour étudier des formes agricoles primitives. Sur le chemin du Tydos peut apparaître à qui sait encore la voir ou en être averti, la fameuse Dame Blanche. Mais je n’en dirai pas le risque exact. On peut penser aussi que le château des Angles veillait sur cette voie en direction de celui d’Asté. A Bagnères encore, il est donné comme chemin de Lourdes et de la Croix-Blanche pour les pélerins de Saint-Jacques.

Le Malh Ségnadé est bien un " signal " en un point manifeste de franchissement ouvrant sur un autre paysage. Mais c’est l’histoire de son bénitier (ou monstre anthropomorphe) qui travaille encore le souvenir et les vieilles imaginations.

Selon que l’on monte ou descende le chemin, on accède ou on " passe " (on franchit un pas). Cela fait une différence notable : le bénitier se rencontre sur la gauche ou sur la droite. Sur le côté du rocher en effet se trouve une petite cavité due à l’épée du héros, dont le rebord est désormais ébréché. C’est là que l’on plongeait la main pour faire le signe de croix, ce qu’une vieille personne m’a à peine avoué. Acte redevable pour ceux qui gagnaient les promesses du bas (la droite étant le côté bénéfique), signe de conjuration et de demande passage pour ceux qui abordaient du côté gauche (c'est-à-dire sinistre) le domaine montagnard où s’offrait alors toute la sacralité du cosmos. Un autre monde en vérité. Rituel de vénération et de demande de protection, devant ce monde d’après le drame cosmique originel toujours présent par le mythe.

Il est étonnant que ce lieu n’ait pas été christianisé, par exemple par une croix de Rogations. Il n’y avait pas d’eau bénite en tout cas dans la cavité, mais peut-être y était recueillie un peu de cette rosée lustrale qui s’écoulait du rocher, ce que les ésotéristes appellent " la sueur des étoiles " et dont on trouve tant d’autres traditions. Roland a ouvert le passage ici comme dans d’autres lieux tout autour du Montaigu, y formant une sorte de cercle sacré aux approches de la Croix-Blanche comme centre du rite pastoral. Des lieux de culte pour les croyances des premiers pasteurs.

Roland, le bon géant, aurait empilé le rocher-bénitier et ouvert le passage là où évidemment Satan avait mis ses embûches. Toute la zone des collines en avant du massif du Montaigu a été le théâtre d’un affrontement gigantesque entre Roland et le Diable. Celui-ci, " l’Adversaire ", " celui qui met l’obstacle " dans la tradition hébraïque, est devenu le diable (diabolos en grec : celui qui divise) chrétien qui a hanté toutes les nuits et parfois les journées des anciens chemins de la baronnie des Angles et du Marquisat. Comme Roland vient lui-même d’un héros premier de l’ère des Titans, époque où le monde était encore livré au chaos, on est ici dans cette tradition qui est restée, à peine avouée désormais, mais toutefois christianisée par la religiosité populaire, devant le cas le plus évident d’un syncrétisme pyrénéen.

Tout en bas du chemin, le château des Angles a gardé cet accès durant des siècles. C’est sur le front pyrénéen le plus ancien chemin de Lourdes à Bagnères. Sans doute faut-il y comprendre aussi la garde que montait de l’autre côté le petit château de Labassère. Cette route du front pyrénéen sépare et unit à la fois des milieux parfaitement complémentaires de la plaine à la montagne toute proche. Elle témoigne de la vitalité humaine très ancienne de cette moyenne montagne, pourtant l’une des plus difficiles à travailler de ces Pyrénées et l’été à cause de son aridité.

Nous remontions cet automne avec Marcel Lacrampe du Malh Ségnadé. Il est féru de géologie et j’étais allé lui montrer le lieu pour qu’il examine la nature de cette vieille roche. Au croisement de la route de la Croix-Blanche, nous avons vu descendre par la poudge d’Arrodets une jeune femme sac au dos. C’était une pélerine allemande. Un " fléchage " récent peint sur la route indiquait : Chemin de Saint-Jacques. Cette jeune femme nous a expliqué que l’Accueil Notre-Dame de Bagnères où M. André Abadie reçoit les pélerins arrivant des Baronnies, las de les entendre se plaindre du mauvais balisage des Hautes-Pyrénées (alors que l’Ariège est très bien indiquée), et pour leur éviter l’étape de Castelloubon à Cotdoussan, il avait décidé de les diriger par là et au plus court vers Lourdes. Ainsi le renouveau du pèlerinage ne fait partout qu’hésiter entre les itinéraires les plus anciens.



LE CHEMIN D’OUSCAU, CORNICHE DU DABANTAYGUE


Avec celui-ci et sa description qui d’une certaine façon fait comprendre peut-être toute l’importance ancienne de la domination de la vicomté de Casted lo bon sur le Lavedan à partir de la rive droite du Gave, s’engage la géographie historique des chemins qui conduisaient vers les ports de la haute chaîne.

Par ailleurs, c’est toute l’aire de domination des seigneurs devenus vicomtes que l’on peut définir en faisant la géographie des estives du Montaigu telle qu’elle peut s’interpréter des droits sur les hauts pâturages dans le Livre vert de Bénac.

Celui-ci indique Foscau, le F ayant valeur de H en ancien gascon. On trouvera ensuite alors Hoscau, puis Ouscouau ou encore Housquoau et désormais Ouscouaou sur la carte IGN actuelle. J’ai choisi d’écrire Ouscau pour traduire la prononciation précisée par M. Adolphe Bas de la maison Pallax de Lias qui fut encore syndic de cette montagne dont l’entrée se fait par un sentier tournant vers l’est depuis le col de la Moulata au-dessus de celui du lac d’Isaby. Deux branches du sentier(le " Y "), se détachent après un bref parcours commun. Ce sentier qui continue la piste de toute la corniche du Hautacam au-dessus du Davantaygue, se distribue aussi par là vers le port de Barran, ou de la Barane au-dessus du Clot d’eth Sérpént dans la montagne du Naouit de Lourdes. Celle-ci occupe tout le cirque opposé du côté de Gazost. Au-delà du pic de Barran sur le lac d’Isaby, la Hourquéte d’Ouscau offre son échancrure sur cette longue crête vers la vallée et source de l’Adour de Lesponne. S’y trouve la ruine de la cabane où en présence des syndics et du garde de la montagne, on comptait avec un soin extrême les bêtes venues de Berbérust, Lias, Geu en Casted lo bon, de Saint-Pastous et Boô Silhen en Dabantaygue et celles des entrées foraines. Cette possession commune des deux vallées manifeste l’union de leurs intérêts pastoraux et révèle un peu mieux la continuité géographique et historique qui nous intéresse.

Au-delà de la Hourquéte, la montagne s’ouvre sur tout le bassin supérieur de l’Adour de Lesponne, mais sur la carte de Cassini de 1774, elle est appelée vallée de Bagnères. Du côté du Montaigu la limite de cette montagne est au col de Rosques, ou l’Osca. Au sud, ce sont les hauts bassins des lacs d’Ourrec et du lac Bleu unis par le col de Bareilles. Au-delà encore, le sentier poursuit vers Sencours et atteint Tournaboup, actuel parking du Pic du Midi sur la route du Tourmalet. Les prétentions des seigneurs de Casted lo bon allaient jusque là, à la fois pour avoir prise sur le chemin du Tourmalet et sans doute pour en imposer aux Barégeois et aux Campanois.

La Hourquéte d’Ouscau qui s’offre à l’arrivée facile du sentier depuis les parkings de la station du Hautacam, dessert désormais toutes les randonnées possibles vers le Lac Bleu. Le vieux chemin qui a uni durant des siècles la vallée de Bagnères à celle de Saint-Orens et au Lavedan, ne paraît plus bien réuni au lac d’Isaby tout en bas, si ce n’est par un sentier de traverse. C’est par ce port naturel entre massifs du Montaigu et du Pic du Midi que passait ce chemin appelé d’Housquoau si nettement dessiné sur la carte de Roussel et La Blottière de 1718. J’y reviendrai plus loin.

Pour les besoins de ma démonstration j’appelle tout à fait naturellement aussi chemin de la Hourquéte d’Ouscau, celui des estives qui depuis Berbérust et Lias par Trézéres, chaînon limitrophe entre Castelloubon et Davantaygue, parvient à la Moulata. Il suit donc toute la corniche du Hautacam et mène de façon continue et aisée jusqu’à la Hourquéte en une demi-journée de marche. Par là arrivaient non seulement les troupeaux des lieux déjà cités, mais aussi ceux d’Adé et d’Ossun (le seigneur d’Ossun a eu des droits sur la montagne d’Ouscau, de même que le seigneur de Tuzaguet, sans doute ici par quelque dotation, ainsi que la maison Domecq de Geu). Les troupeaux de Lourdes abordaient la montagne du Naouit par ce même chemin. Depuis Geu en effet, un ancien sentier montait à Berbérust. Il se séparait à Geu du vieux chemin comtal de la rive droite du Gave, celui-ci venant de Lourdes par Lugagnan. Ce chemin comtal continuait lui normalement son parcours en fond de vallée vers Boô-Silhen en franchissant le Maupas falaise séparative entre Casted lo bon et Dabantaygue. Le Maupas a été escarpé depuis pour faire passer la route moderne. Le chemin comtal permettait alors de gagner le château de Beaucens, mais pour les troupeaux qui montaient en Barège, existait un lieu d’étape au quartier cagot de Couture Bague d’Ayros-Arbouix. Afin de poursuivre, il fallait à Villelongue s’engager sur le périlleux chemin dit " Scala de Villelongue " qu’une équipe de Lavedan et pays Toy a retrouvé au-dessus de la route de la gorge de Luz (Hubert LACRAMPE et Etienne VARICHON, La Scala de Barèges, Lavedan et Pays Toy n°16 Spécial 1984, p. 89).

Geu est donc aussi un petit carrefour soit pour la montée vers le chemin de la Hourquéte soit vers le Maupas. Ce Casted lo bon de la vallée du Gave était surveillé par le Castet Gélos , forteresse seconde de la seigneurie qui paraît bien former avec le château de Vidalos sur l’autre rive un relais pour la défense des deux côtés de la vallée. Celle-ci de Villelongue au Pic du Jer forme un bassin dont ce château a une vision d’ensemble.

Sur la corniche du Hautacam , le long chemin de la Hourquéte offre l’exemple d’une magnifique poudge. " Par là on peut aller jusqu’en Espagne " m’a dit M. Jean Domec de Berbérust.

Le col de Berbérust si on se situe désormais à la croisée du chemin de la Hourquéte et de celui descendant vers Geu et le Maupas apparaît dans son importance ancienne. Celle-ci paraît se marquer par l’existence à l’entrée du village, route actuelle de Ger, d’un pilier fleurdelisé resté encastré sur le pignon de l’ancienne maison Soubia. Ce serait l’enseigne d’un ancien relais au moins pour les curistes nobles venant de Gazost et gagnant le château de Beaucens à l’époque du Grand Siècle. Il est fort probable alors que sont passés par là durant des siècles les pélerins de Saint-Jacques venant de Cotdoussan et arrivant par le chemin d’Ousté montant de Juncalas. Saint-Roch en pèlerin et patron du village, s’offrait à leur vénération.



CASTED LO BON, UNE SEIGNEURIE AU CŒUR DE SA MONTAGNE


La situation reculée du Casted lo bon sur sa roque de Cotdoussan, tout au fond de la vallée de Juncalas, a toujours étonné. Certes il bénéficie d’une inaccessibilité naturelle, bâti qu’il est au bord extrême d’une falaise. Lorsqu’on apercevait encore ses ruines couvertes désormais par un bosquet, il donnait l’impression sur son surplomb vertigineux d’un repaire veillant inquiet sur la vallée. On a encore le sentiment que son fondateur le comte Donat Loup de Bigorre (IXème siècle), n’a pas seulement été conquis par les possibilités de ce site invincible, mais aussi qu’il se gardait de toute surprise venue de la vallée du Gave, et qu’au-delà de Lourdes il fallait fermer ici la porte dérobée du Haut-Echez. Une photographie de Mémoire du Pays de Lourdes, parle dans sa légende d’un nid d’aigle discret. Mais n’est-ce pas aussi par ce poste de guet une volonté manifeste d’avancer par là le pouvoir de la plaine ?

L’occupation de ce site exceptionnel par son perchement et d’une habitabilité restreinte, témoigne de la militarisation des rapports et du pouvoir sur les hommes du Premier âge féodal où il fut construit. Il y avait aussi toute la question de l’insécurité, puisque le Lavedan est resté longtemps à portée des menaces sarrasines d’al-Andalùs, et de la remontée des raids normands menés sur toute la partie occidentale de l’Aquitaine. Dès lors on comprend qu’il s’agissait autant d’un refuge que de verrouiller à l’ouest de Lourdes la vallée de l’Echez et de contrôler ainsi qu’on va le voir par là aussi, un chemin de Bagnères.

Le château quasiment inaccessible des trois côtés est suspendu sur la vallée de l’Oussère qui devient Louey à Cheust, puis Neez à Juncalas, passe pour détenir un escalier en contrebas de la falaise permettant par une galerie descendante d’aller s’approvisionner en eau en cas de siège. Mais c’est aussi se ménager une possibilité de fuite, puisqu’il n’est accessible que du seul côté de Cotdoussan. Il est fort possible qu’on ait craint longtemps un soulèvement des populations montagnardes puisque le pouvoir des comtes avait du mal à se faire reconnaître complètement dans les vallées.

Mon hypothèse serait de voir dans ce château de montagne, une greffe réussie sur le flanc du Lavedan par cette entrée discrète. La mainmise comtale peut venir s’établir à partir de là et s’étendre vers tout le Dabantaygue et la rive gauche du Gave. Par ailleurs en Dabantaygue, se trouvait Saint-Orens, fondation monastique d’un grand rayonnement pour la première vie chrétienne des Pyrénées et de la Gascogne, y compris par ses liens originels avec la région de Huesca. Dès lors la position de Cotdoussan doit être regardée du point de vue d’une avancée essentielle du pouvoir comtal à partir de la vallée du Haut-Echez où se succèdent, avant Casted lo bon, les baronnies de Bénac et des Angles. Ainsi à l’ouest de Lourdes est bien tenue la vallée de l’Echez qui s’y joint aussi par Lézignan, mais encore est alors couvert le chemin qui conduit par le col de Chigalos et par les Angles et la Croix- Blanche à Bagnères. Le château de Cotdoussan contrôle de son côté du Lingous les deux chemins qui remontent vers celui-ci, soit par Arrodets, soit par un autre sentier passant sous la Clique au-dessus de la source de l’Echez. C’est encore une variante du GR 78 pour le pèlerinage de Saint-Jacques.

La carte dressée par Maurice Berthe des seigneuries bigourdanes en 1303, montre qu’à l’évidence la vallée du Haut-Echez était tenue par des baronnies particulièrement homogènes (Maurice BERTHE, Le comté de Bigorre. Un milieu rural au bas moyen-âge, EHESS, Centre de Recherches historiques, SEVPEN, Paris, 1976). Se succédaient donc Bénac, les Angles et Casted lo bon. Ce couloir de seigneurie dont j’ai voulu montrer combien les milieux sont semblables et complémentaires jusqu’à l’étage montagnard, ont dû être essentielles pour le pouvoir comtal entre Lourdes et la vallée de l’Adour et vers la Haute-Bigorre.

Dès lors le château de Cotdoussan était aussi en position de contrôler l’accès aux estives du Montaigu par toute la remontée des chemins vers Germs. L’hypothèse d’un péage est peut-être à retenir au pied même du château, de la même façon peut-être qu’aux Angles. Baronnie des Angles et de Casted lo bon s’ajustent parfaitement le long de toute la crête dérivant à l’ouest du Ger jusqu’à la montagne de Gays au-dessus du col du Lingous, vers la Croix-Blanche et jusqu’à Neuilh dernière communauté de la seigneurie. La montagne du Montaigu apparaît donc au Levant et au Midi du château tout aussi importante que la seigneurie des communautés elle-même. Le château est bien au cœur de cet ensemble. Cette montagne du Montaigu a peu attiré l’attention alors qu’elle a dû être d’une grande importance pour tenir entre Bagnères et Lourdes, mais aussi entre Campan et le Lavedan toute la Haute Bigorre.

Au cours de ce Haut-Moyen Age la montagne est densément peuplée quand ce ne serait que pour la mise en valeur des écarts et par des cabanes de bergers, de bûcherons et de charbonniers. C’est sur ce côté nord des Pyrénées assez le pendant du refuge montagnard qu’a constitué le Haut-Aragon avant la Reconquête.

On ne peut penser la fondation de Casted lo bon, hors de la politique aragonaise des comtes de Bigorre et du courant d’échanges nécessitant le contrôle des ports de la haute chaîne. Il leur fallait aussi tenir les vallées et leur en imposer. Tout s’éclaire mieux en effet si, ainsi que l’a déjà signalé J.-F. Le Nail, on considère comme essentielle toute la partie de l’immense domaine montagnard de la seigneurie lequel, comprenant tous les bas-fonds et versants forestiers de Gazost avec leurs mines et leurs sources minérales (tout cet ensemble forme comme un cas à part qui mériterait une étude particulière), et au-dessus de ce bassin, tous les hauts pâturages du Montaigu. Celui-ci est bien la " montagne-pivot " (J.-F. Le Nail) de la Haute Bigorre. Montagne distributive donc et pratiquement de tous côtés. Mais je compléterai l’idée en parlant de montagne convergente ou des convergences.

En effet un passage en revue de toutes les communautés citées dans le Livre vert de Bénac qui avaient des droits sur le Montaigu, donne une idée claire de l’influence politique que voulait avoir Casted lo bon : Bagnères puisque le domaine en atteint les Bains et la vallée de Lesponne, Pouzac, Trébons, Montgaillard, Labassère, Astugue, Bénaquès, Ossun, Adé, les Angles, Castelloubon et Davantaygue, avec certaines de leurs seigneuries où par lien direct, avec des maisons particulières. Le cercle est presque complet et ne manque que le cas spécial de Lourdes qui semble avoir des droits indépendants sur la montagne de Naouit, Campan et Barège. Pourtant ici, puisque les droits de Casted lo Bon sont prétendus jusqu’au pied du Tourmalet, il y a volonté d’en imposer à ces vallées. Sur celle de Barège en particulier par la montagne actuelle de Villelongue appelée Seasc (Sias ou Sia aujourd’hui) qui déborde au-delà sur la Bat-Sus et par les flancs de toute la crête du Léviste, la possession des vicomtes est aussi réelle du côté de la Bat-Debat. Inclus dans cet ensemble les droits spécifiques du prieuré de Saint-Orens. Aujourd’hui toute la montagne de Beaucens au sud du lac d’Isaby, soit la Petite Estibere antérieurement dite de Saint-Orens, et la Grande Estibere dite aussi de Mousségne, de Monseigneur, garde le souvenir de cette emprise.

Ce vaste tour, ne rend compte que de la mouvance seigneuriale et vicomtale. Il reste à voir en toute hypothèse tout le rôle stratégique qu’attribuaient les comtes à maîtriser ce domaine pour établir leur mainmise sur tout le Lavedan. Déjà pourtant, la situation du château apparaît mieux à sa place avec tout cet arrière-plan montagnard.

C’est bien ce que l’on voit mieux lorsque l’on aborde le piton de Cotdoussan et son hameau de l’église Saint-Jacques en dessous, par le point de vue du petit col de la Couradéte où aboutissait le vieux Chemin des morts. Un carrefour médiéval que couvrait directement le château apparaît alors exactement comme c’est le cas pour les Angles, si se trouve rétabli dans sa fonction ancienne le chemin dit de la Coume qui directement au nord-est de l’église descend tout droit entre le piton du château et un autre rocher surplombant dit de Péu Brucou. Ce chemin, poudge remarquable, joint la route actuelle de Juncalas au Lingous et est encore connu comme " chemin de Bagnères ". C’est vers Arrodets et la Croix-Blanche et aussi par la variante vers Germs qu’il se continue en effet vers Bagnères. Le château avait ce chemin sous sa vue surplombante et ce passage était depuis la vallée de Juncalas complétement dissimulé. Déclassé par la réalisation de la D 7 qui a déplacé toute la communication de Gazost à Cheust, il est devenu un chemin rural d’ailleurs resté dans son état antique remarquable. A Cotdoussan, ce " chemin de Bagnères " gagne Ourdis tout proche après avoir franchi le Louey. Là il tourne devant l’église vers la montagne et parvenu en lisière des prairies et des landes du vesiau, se dirige tout uniment pour entrer dans la gorge de Gazost. Il continue d’être appelé chemin de Bagnères et un embranchement permettait de monter au Couret du Montaigu.

Sous l’église même de Cotdoussan, passe la liaison ancienne de Cheust qui est tout près. Elle gagne Juncalas, puis remontant vers Ousté et Berbérust , redescend à Geu par le chemin déjà décrit ou alors gagne le haut du Dabantaygue par le chemin de la Hourquéte et de Trézères au-dessus de Lias. Ainsi se fait le lien avec tout le haut du Dabantaygue pour gagner Beaucens ou Saint-Orens. C’est le vieux chemin du pèlerinage de Saint-Jacques qui aujourd’hui se détourne vers Lourdes. Par le chemin de Bagnères sont passées jusqu’à la fin du XIXème siècle les cavalcades de curistes rejoignant les sources minérales du massif. Les cartes thermales de Bagnères, notamment celle d’Ariste Pambrun en 1867 font du massif du Montaigu avec les eaux minérales de Germs et de Gazost le centre de parcours touristiques entre les vallées de Campan et du Lavedan.

Le château de Cotdoussan gardait donc sous lui un véritable carrefour et par ce côté aussi l’accès à toutes les estives. Ainsi le revers montagnard de la vallée du côté de Gazost apparaît-il très important. C’est lui qui orientait toute la communication vers Bagnères et la Haute-Bigorre. Ce sont les terrasses agricoles des petites communautés qui occupent ce versant de Gazost qui ont fondé le terroir originel de la seigneurie, là aussi sur une soulane. C’est vers ces terroirs qu’était tourné le château, c’est-à-dire vers le sud. La seigneurie trouvait là sa substance peut-être mieux originellement que sur la vallée elle-même. Cheust avec ses eaux abondantes du Louey fournissait une activité importante de meunerie. Sur la route actuelle d’Ourdis à Cheust en une prairie encore marquée par une croix se trouvait une Artigue Batalhère, sans doute un lieu de duel judiciaire.

L’emplacement du château effondré définitivement par le séisme de 1660 (il était selon R. Lacrampe utilisé encore comme prison seigneuriale au début du XVIIème siècle) et selon la légende par Roland qui serait venu le démolir à coups de troncs d’arbres ce qui montre la persistance du mythe, mais plus encore par les fouilles sauvages de chercheurs de trésor, méritera sans doute un examen plus large. Un barri (petit bourg fermé en basse-cour par des palissades quoique des murs aient été rencontré lors de l’élargissement du sentier) désigné encore comme tel sur la plate-forme en avant du rocher qui porte la première enceinte du château (le lieu s’appelle aussi la Pelade d’eth Castet), a constitué là peut-être avec la forteresse un ensemble qui serait un castrum de l’An Mil. De la même façon et c’est une hypothèse, que le château des Angles a pu originellement en inclure un. A Bénac en tout cas, l’éperon barré qui portait le château serrait en son pied un tel barri dont la commune actuelle de Barry perpétue l’existence.

Il faut voir ces ensembles médiévaux au-delà de leurs ruines apparentes pour comprendre, comme partout dans le Midi, leurs primitives fonctions. Quoi qu’il en soit et pour la recherche d’abord, c’est tout ce moyen pays de la Haute-Bigorre qui devrait attirer l’attention. Là sont des intervalles où la vie s’est concentrée et souvent fait oublier jusqu’à l’époque présente, alors que ces milieux ont eu une agriculture très difficile certes, mais aussi très active. Les populations des écarts continuent de s’y rencontrer d’une façon particulière qui n’existe plus dans les villages devenus très privatifs de la plaine.



LES CHEMINS DE SAINT-JACQUES ORIENTENT LA MONTAGNE


Lorsque nous étions enfants dans l’immédiat après-guerre, nous prenions le frais comme dans toutes les familles devant les maisons afin que tombe la chaleur des journées de canicule. Dans un ciel encore absent de toute pollution lumineuse, nous étions fascinés par la nuée de la Voie Lactée qui se courbait vers l’Extrême-Occident, par delà la montagne. Tout le monde l’appelait le Chemin de Saint-Jacques. Parfois une poignée d’étoiles filantes y était jetée et elles disparaissaient aussitôt. On disait que c’étaient les âmes du Purgatoire entrant enfin en Paradis.

Nos cartes mentales d’aujourd’hui orientent selon les axes valléens du nord au sud notre vision pénétrante de la chaîne. C’est le résultat de la communication moderne qui a été concentrée en fond de vallées. En 1998, dans un numéro de cette revue, Louis Savès a publié une heureuse synthèse sur les chemins de Saint-Jacques dans les Hautes-Pyrénées (Louis SAVES, Les chemins de Saint-Jacques de Compostelle, Lavedan et Pays Toy, n°29 spécial 1998, p. 69). Je m’attacherai plutôt à la vision que procure sa carte n°2 : nous y serions pourtant encore pris par cette orientation nord-sud vers les ports de la haute chaîne. En réalité par un simple déplacement de point de vue, l’orientation change complètement.

Je renvoie encore à la carte des chemins de Saint-Jacques publiée dans Géographie et Religions de Pierre Deffontaines (Pierre DEFFONTAINES, Géographie et religions, NRF GALLIMARD, 1948). Elle montre que le nord du département des Hautes-Pyrénées est concernée par la Via Tolosane, et par sa variante courant vers le Somport le long des Pyrénées, à travers les pré-Pyrénées, et les plateaux sous-pyrénéens, depuis le Comminges jusqu’à Saint-Pé-de-Bigorre. Il faut admettre l’idée que le passage fut toujours plus complexe et plus diffus au plus près de la chaîne même. Enfin, du point de vue historique, le chemin de Saint-Jacques tel qu’il s’est finalement organisé comme convergeant vers Roncevaux à travers l’Aquitaine, a résulté d’une politique rêvée par les gens d’Eglise rencontrant à un moment donné l’intérêt des princes castillans. Par ailleurs l’Eglise aussi ne pouvait que faire cet effort vigilant en ces temps d’errances millénaristes et d’hérésies pour encadrer dans ses hospices les passages.

Les cartes de Louis Savès qui n’a d’ailleurs travaillé que pour la montagne, donnent assez d’éléments pour comprendre l’orientation des passages. L’immense majorité d’entre eux ne pouvait laisser ni souvenir ni trace, hormis un évènement fortuit : la mort enregistrée d’un pèlerin en route par exemple. L’église de Cotdoussan conserve ainsi les signes d’un tombeau de pèlerin ou d’un confrère ayant effectué le pèlerinage (Indiqué par Mme Lacure, mémoire du lieu). Ainsi devons-nous considérer que les Pyrénéens partaient en pèlerinage (vers Notre-Dame de Montserrat également), et ils connaissaient les sentiers vers l’Espagne. La recherche doit être élargie et complétée. Dans un ouvrage récent sur la croisade des Pastoureaux (1320), mouvement vagabond de fanatiques chrétiens parti de Normandie, Georges Passerat a décrit l’itinéraire de ces exterminateurs de Juifs. L’Episode horrible des Juifs qui transformèrent le château de Verdun-sur-Garonne en un Massada, est resté dans les chroniques (Georges PASSERAT, La croisade des Pastoureaux, La Louve éditions, 2006). Les Pastoureaux arrivent par le nord gascon à Tarbes, puis gagnent Barbastro et Jaca sans doute ici par les vallées d’Aure et du Lavedan, pour continuer la croisade en Espagne où il seront alors massacrés par le fils du roi d’Aragon. En route, ces porteurs de croix recevaient partout l’aide des populations locales. On peut comprendre par cet épisode dramatique, combien les autorités souhaitaient canaliser de tels mouvements et en particulier en période de pandémies ou de mauvaises nouvelles venues de Terre Sainte. Car aussi, l’orientation du mouvement de foi vers l’Extrême-Occident de Compostelle, a autant à voir avec la Croisade de Reconquête sur l’Islam, qu’avec une réorientation générale des courants de pèlerinage qui se détournent de Rome et plus encore au moment de la crise de la papauté à Avignon ou des mauvaises nouvelles de la Terre Sainte reconquise par Saladin. Les historiens de Saint-Jacques savent bien que le Chemin des quatre voies devenues classiques : Turonensis, de Tours, Lemovicensis, de Limoges, Podiensis, du Puy-en-Velay, Tolosane, celle-ci d’Arles par Toulouse qui nous concerne, permet aux grands centres de pélerinages chrétiens des Gaules de se donner un sens : Mont Saint-Michel, Saint-Martin de Tours, Vezelay, Notre-Dame du Puy, Saint-Gilles sur le Rhône, etc...

Pour ce qui est des Hautes-Pyrénées, la carte de Louis Savès est très bien informée. Je ne la préciserai que pour une direction que je défends en toute hypothèse : celle qui joindrait par la vallée de l’Echez Maubourguet à Casted lo bon. Je la suppose très ancienne, en tout cas du Haut Moyen-Age. On trouve sur ce chemin du nord au sud les établissements religieux et laïcs de Larreule, Caixon (aux évêques de Tarbes), Saint-Lézer, le château d’Oursbelille, la commanderie de Bordères, l’hospice Saint-Martin près Coégnac à Tarbes, Juillan (passage de pélerins attesté), Bénac et son prieuré fils de Saint-Pé, les Angles, église Saint-Jacques de Cotdoussan. De là vers Saint-Orens ou Saint-Savin, soit par Saint-Pastous et Silhen, soit par le chemin comtal de Geu. Cela n’enlève rien aux autres voies mais s’y rajoute. Dès lors peut-on regarder un peu mieux la carte de Louis Savès pour l’orienter, cette fois selon la voie sous-pyrénéenne si renaissante aujourd’hui.

Pour comprendre ce que je nommerai le système du Lavedan, il convient d’en désigner la dérivation principale qui est à l’est du département. La voie passe sous Mauvezin à l’Escaladieu dont il ne faut pas oublier que c’est une migration cistercienne de la Mongie lieu très ancien de passage, ni le rôle dans la fondation de l’Ordre de Calatrava en Espagne. Dans les faits, il faudrait partir de plus à l’est où le château de Montoussé contrôle déjà depuis celui de Montespan l’entrée vers la vallée d’Aure vers le franchissement de la Neste au pont de Héchettes. Mais nous ne parlons pas ici de la vallée d’Aure.

Après l’Escaladieu, le point de divergence est à Cieutat. Trois chemins vers la vallée de l’Adour se présentent : celui d’Orignac vers le pont de Montgaillard ou le gué de Hiis que reprend à peu près la route actuelle vers Loucrup, quoique ici il faudrait décrire ce qui est donné comme un très ancien Cami Salié proto-historique passant par Layrisse, Bénac, Averan, Julos, Saux et Bartrès vers le Béarn, et venant en fait de celui-ci. Appelons cette voie, celle des plateaux sous-pyrénéens. Des érudits ont fait aussi passer par là la voie romaine de Dax à Lugdunum Convenarum.

Du point de Cieutat on gagne aussi par La Coume Bagnères. Il est facile alors de prendre le chemin de Lourdes par Pouzac, Neuilh et la Croix-Blanche, mais aussi le chemin du Bédat par la plaine d’Esquiou vers Soulagnets et Hourc-Dessus à Germs. Appelons ce chemin de Lourdes par la Croix Blanche et le Malh Ségnadé, celui du front pyrénéen.

Au-delà du massif du Montaigu, s’étagent les voies à travers la haute chaîne.

La première de Bagnères à Baudéan est celle de la Hourquéte d’Ouscau, chemin direct du prieuré de Saint-Orens. La seconde est à partir de Campan, le chemin du Tourmalet à Barège. Plus haut encore, sous les grands cirques pyrénéens, le Port de Campbieil permet de passer d’Aragnouet à Gèdre vers Gavarnie.

C’est donc une orientation générale vers le sud-ouest qui conduit à partir de Cieutat les chemins cherchant les ports du Lavedan. Cette orientation est encore plus manifeste à partir de Casted Lo bon qui a dû toujours faire couple dans le Haut Moyen-Age avec Saint-Orens. Il faut revenir sur ce point très important et qui a mon sens fait comprendre comment les premiers comtes de Bigorre ont avancé leur pion sur le flanc du Lavedan, à la fois pour leur domination sur le pays et pour assurer des liens dynastiques fondamentaux et leur service de croisade auprès du premier royaume de Navarre. Auparavant et pour rétablir un peu la question des chemins de Saint-Jacques pour qui renoncerait à voir leur passage régulier par le Lavedan, il convient de rappeler ce qui est dit sur l’historicité du Chemin de Saint-Jacques.

Renée Mussot-Goulard résume la question de la fondation du Chemin de Saint-Jacques : " le chemin, en réalité multiple et mouvant selon les temps, qui conduit à Saint-Jacques de Compostelle, s’est mis en place lentement, en fonction des rebondissements de la guerre andalouse, ainsi que des faits politiques et sociaux des régions riveraines, dont la Navarre et peu après la Castille deviennent les instigatrices. " (Renée MUSSOT-GOULARD, op. cit., p. 143).

C’est aller dans le même sens que Bernard Gicquel qui a étudié tout le corpus des textes fondateurs. On sait en effet toute l’importance du Guide du pèlerin ou Codex Calixtinus (XIIème siècle) que l’on attribue au religieux poitevin Aymeric Picaud. Il y eut un moment où le roi de Castille Alphonse VII encouragé par l’Eglise eut le rêve de fonder par les quatre chemins qui alors s’établissent vers le sud de la France et jusqu’au Rhône, partie de l’ancien royaume wisigoth, une sorte de souveraineté impériale, héritage romain au moins revendiqué, et sans tenir compte des réalités déjà géographiquement fixées du royaume de France. Le rayonnement de Compostelle aurait donné à la monarchie castillane un domaine d’influence français s’étendant jusqu’au Rhône alors frontière du Saint-Empire. En fondant le Chemin sur le chiffre quatre symbole de perfection, en instituant sur ces itinéraires autant d’étapes que de sanctuaires, c’est une géographie mystique qu’on a organisée. La convergence à Roncevaux capte là tout ce qui a déjà figuré dans les esprits de la Geste de Charlemagne et de la Chanson de Roland. En réalité, seule la voie romaine restaurée vers Compostelle à partir de Puente la Reina par les rois de Castille mériterait le nom de Chemin de Saint-Jacques selon René Gicquel. Les quatre voies françaises ne seraient que De viis quae in viam Sancti Jacobi coadunantur à savoir : " Chemins qui s’unissent au Chemin de Saint-Jacques ". Ainsi la voie royale a concentré tout ce qui passait ailleurs. Le premier Chemin de Saint-Jacques en effet, très difficile et très dangereux, suivait la côte cantabrique mais au moins à l’abri de la menace maure. Au bout du compte concernant les chemins français René Gicquel dit : " Au demeurant, cette évocation des chemins français ne leur accorde pas une sorte de situation de faveur par rapport à ceux qu’elle passe sous silence. A aucun moment il n’est dit ni même laissé entendre que ces trajets sont les seuls légitimes pour se rendre à Saint-Jacques. Vus dans une sorte de panorama de survol, ce sont quelques grands axes qui présentent l’avantage d’aboutir sur un tronçon espagnol dont le chemin et les ponts ont été réabilités par le roi Alphonse. Seule cette partie du trajet mérite d’être appelée chemin de Saint-Jacques parce qu’elle conduit à la cathédrale, achevée depuis peu et dont les privilèges comme l’organisation tant architecturale que financière sont décrites en quatre chapitres. " (Bernard GICQUEL, La légende de Compostelle, Le Livre de Saint-Jacques, TALLANDIER 2003, p. 109).

Cela laisse bien de la place pour un travail qui interpréterait et selon les époques et les lieux, un passage complexe et diffus. Peut-être au moins, est-ce l’hypothèse que je formulerais mais qui devrait être complétée d’un point de vue inversé incluant l’Aragon. Ainsi parviendrait-on à peu près à dévoiler ce que fut la politique des premiers comtes de Bigorre du Xème au XIIème siècles surtout, période d’une grande autonomie pour le comté. Les comtes semblent particulièrement soucieux d’honorer l’Eglise. Sans doute sont-ils particulièrement pieux mais c’est sa bénédiction et sa protection qu’ils recherchent. Peut-être doit-on comprendre par là " l’hommage de dévotion " (J.-F. Le Nail) du comte Bernard II à l’égard de Notre-Dame du Puy en 1062. Cet âge d’or du comté aiderait à comprendre un peu mieux la fondation de Casted lo bon d’où va dériver ou s’instituer au moins en titre une vicomté du Lavedan. Celle-ci n’a jamais en effet formé une entité semblable à celle d’Aure. C’est une prétention de domination hors de la seigneurie propre dont on perçoit au moins dans le Livre vert de Bénac qu’elle était aussi volonté de s’affirmer en y prenant appui sur les communautés de la Haute-Bigorre.

Je terminerai là en posant toujours la même hypothèse d’un pouvoir comtal puis vicomtal qui de Casted lo bon au Dabantaygue aurait bien cherché à tenir le Lavedan autant qu’à s’imposer à lui. La nécessité d’avoir à vue les ports de la haute chaîne, d’en contrôler les débouchés, se lit selon moi dans la carte même des châteaux du Lavedan mais à condition qu’on y comprenne le rôle indépendant de celui de Lourdes qui est un verrou comtal d’une autre dimension, et le rôle de garde des puissantes baronnies de Bénac et des Angles pour en assurer les accès du côté du Haut-Echez et pour garantir en particulier ce très ancien chemin de Bagnères unissant les villes-marchés au débouché de la montagne. Mais encore faudrait-il comprendre l’intérêt économique du contrôle des forêts et des mines de Gazost, puis la tenue du balcon du Dabantaygue, magnifique soulane qui peut en apprendre beaucoup sur la complexe territorialisation des montagnards de ce temps. Robert Lacrampe rendrait un immense service à la communauté s’il publiait tout ce qu’il sait sur l’organisation seigneuriale et écclésiale du Dabantaygue.



POINT DE VUE SUR L’ORGANISATION MILITAIRE DU LAVEDAN


Vicomte du Lavedan ou vicomte en Lavedan ? Cette dernière interprétation est plutôt celle de R. Lacrampe.

Toujours à partir de la vision qu’offre la carte de Maurice Berthe, on remarque bien que les seigneurs de Casted lo bon devenus vicomtes par délégation réelle ou quelque peu usurpée, n’étaient pas seigneurs directs de toutes les communautés du Lavedan. Tout au-delà de la seigneurie propre, à part quelques cas particuliers comme Beaucens, était tenu en co-seigneurie, quand il ne s’agissait pas de simples maisons particulières. Le filet tendu toutefois est significatif : il s’étend sur la Batsurguère et le Dabantaygue avant tout. Cela renforce l’idée que de Lugagnan au pied même de la côte du Ger-Mayou (Bourdette) très abrupte à partir du Turon des Justices de Lourdes, jusqu’à l’Escale de Villelongue au-delà du Maupas et de tous les chemins du Haut-Davantaygue, c’est bien toute la rive droite du Gave et sa soulane qui est tenue en couple avec le château de Beaucens et le prieuré de Saint-Orens.

Renée Mussot-Goulard a émis l’hypothèse au temps de Donat Loup (fin IXème siècle) puis surtout au Xème siècle où dit-elle la famille comtale atteignit le faîte de sa puissance avec une union avec une fille de Sancho roi de Navarre, d’un axe d’échange unissant le Périgord-Agenais par la Gascogne à la vallée du Galliego et à Saragosse que le comté se trouvait en mesure de contrôler. Peut-on comprendre par là la fondation de Casted lo bon au tournant du Haut-Echez ? Les dons de la comtesse Faquilène à Saint-Orens relèveraient de la même attention et du même appui qui donnait à toute la rive droite du Gave et à tout son revers montagnard une importance stratégique très grande (je dirais plutôt naturelle). Cet axe mériterait un examen de preuves plus approfondies et il reste sans doute un immense terrain de recherche à apprécier toujours du côté de l’Aragon. Ce sont des dynamiques spatiales qu’il faut imaginer car une recherche historique statique risque de se bloquer sur sa propre expectative. Les hommes ont toujours eu des intérêts bien plus grands que ce qu’ils écrivaient. Il faut poser une théorie historique des lieux qui dans la pensée médiévale sont d’abord ce qui dans l’ espace doit être organisé, tenu et sacralisé, ne serait-ce que par un acte notarié. Il reste un travail immense à mener autour de Saint-Orens dont une histoire complète reste à faire.

Renée Mussot-Goulard a exprimé sa propre vision en toute hypothèse. Elle donne au premier comté de Bigorre une faveur qu’il ne retrouvera jamais ensuite. En effet, après la Première Croisade avec la personnalité éclatante de Gaston IV le Croisé, c’est la vicomté de Béarn qui s’affirme dans l’histoire pyrénéenne et qui tire tout le bénéfice de l’organisation du Chemin de Saint-Jacques.

" La Bigorre, au centre de la chaîne pyrénéenne, avait été à l’abri des troubles qui avaient dévasté la région occidentale de la Gascogne. Les cols pyrénéens occidentaux comme Roncevaux et le Somport, demeuraient peu sûrs à cause de la désorganisation des limites oceani. Pour qui voulait franchir les Pyrénées, il fallait donc les éviter et emprunter les passages montagnards plus orientaux qui étaient épargnés grâce à une administration comtale efficace sur les deux versants de la montagne. Ces ports présentaient l’inconvénient d’être à une assez forte altitude – plus de 2000 mètres. Mais certains étaient utilisables toute l’année , et cela d’autant facilement que, dans l’ensemble, le climat du Xème siècle a été plus chaud que le climat actuel, et que l’encombrement neigeux était moindre. Le port de Gavarnie, au-delà de la vallée lavedanaise de Luz donnait accès à Broto, la vallée du Cinca, et de là à l’Ebre, mais à partir de Broto une route permettait de rejoindre la vallée du Gallego et Saragosse. Du val de Cauterets, une chemin conduisait à Panticosa par le port du Marcadau et de là on pouvait rejoindre facilement la Tena du Gallego et Saragosse. Ces passages étaient encadrés de hauts sommets : celui de Cauterets était dominé par le Balaïtous et le Vignemale, celui de Gavarnie par le Mont Perdu, le Néouvielle. Cela constituait une protection. Enfin par le col du Tourmalet, profilé entre le Néouvielle et le Pic du Midi, la route de Gavarnie pouvait déboucher sur la haute vallée de l’Adour et la plaine de Tarbes. La Bigorre pouvait avoir ainsi un rôle essentiel dans les échanges avec l’Aragon. La haute vallée du Gallego prenait progressivement plus d’importance que la haute vallée de l’Aragon, où Jaca somnolait. " (Renée MUSSOT-GOULARD, Les princes de Gascogne, 768-1070, Imprimerie CTR. 32700 MARSOLAN, Juillet 1982, p. 118).

Ceci reste à vérifier, mais cependant, en ce qui concerne cet axe à ce moment privilégié, on ne doit pas douter et pour une raison très simple : cette relation particulière qui va conduire le comté à reconnaître la suzeraineté aragonaise, par où se serait-elle affirmée depuis la Ribère de l’Adour et de l’Echez qui est l’axe vital du comté, avec la Haute-Bigorre, sinon par les vallées du Lavedan, malgré la relation houleuse des comtes avec Barège (celle-ci peut en partie s’en expliquer) et à un degré moindre avec Azun ? La fondation de Saint-Savin en face de Beaucens et au débouché du Marcadau, mais aussi de la Peyre-Saint-Martin (ici par le chemin d’Azun de la Bat de Bun) est un signe d’un début d’affirmation de l’importance de la rive gauche du Gave à un moment qui reste à déterminer.

C’est tout cela qu’il convient par de la géographie historique d’examiner.

Comment alors les comtes et vicomtes ont-ils cherché à tenir un Lavedan si essentiel et d’abord pour y faire reconnaître leur domination propre ?

Ma vision est tout à fait théorique, mais à partir de la Couradéte de Cotdoussan, où la partie cachée par le piton du château se révèle, apparaît un carrefour médiéval quasiment intact. Du piton lui-même, on voit bien ce qu’il surveille de la vallée et sur la vallée : débouché du petit col de Lèrét sur Juncalas vers où remonte par Jarret et Ayné et depuis le Chigalos un embranchement du chemin de Lourdes, défilé de Saint-Créac et col de Berbérust. On aboutit à cette idée d’un réduit montagnard particulièrement intelligent, parce qu’il se réserve alors en arrière toute la communication vers la vallée de l’Echez, Bagnères et la montagne, de même sous contrôle du château des Angles.

J’ai peu évoqué la forteresse comtale de Lourdes. C’est un verrou, lui-même en arrière de toute la plaine de Bigorre et il servira toujours ainsi à bloquer la communication entre plaine et montagne, mais encore toute la relation sous-pyrénéenne (il resterait à en signaler les relais vers Mauvezin). C’est un verrou et non pas une quelconque capitale du Lavedan que la Révolution ne lui donnera d’ailleurs pas. C’est une cité comtale à part. Ce n’est que depuis ces dernières années avec les facilités de la communication et par les découpages politiques et administratifs que s’est formée l’idée d’un Pays de Lourdes.

Le château de Lourdes par la disposition même de son rocher acropole affronte d’abord la trouée de Peyrouse vers le Béarn. Il gardait directement par les remparts de la ville et la porte du Baou en haut de la rue de la Grotte actuelle, le Pont-Vieux, pont actuel de la Grotte. Par le chemin de Peyramale vers Batsurguère sur la rive opposée, s’effectuait la communication de toute la rive gauche du Gave, soit directement celle d’Azun et de l’Estrème de Salles, soit venant de plus loin depuis le Marcadau et la Ribère de Saint-Savin. Chemin difficile qui résolut nous apprend Bourdette, les vallées à lancer un pont de bois au confluent du Gave et du Neez de Castelloubon au pied du Ger-Mayou, pour accéder à Lourdes par la rive droite (ceci fut fait sans doute au début du XVIème siècle ce qui n’exclut pas le lancement antérieur de passerelles fréquemment emportées). En 1588 les communautés de Salles et d’Azun furent condamnées à réparer ce pont remplacé ensuite au XVIIIème siècle par le Pont-Neuf de la route royale, tandis que le Ger était escarpé pour le passage de ce qui devint la Côte des Courriers. Mais le Génie royal estima toujours la forteresse capable de tenir les deux sorties de la montagne par le feu de ses canons. Le château ne joua jamais autrement que comme position de résistance ultime face aux invasions parvenues jusqu’à lui depuis la plaine, mais jamais du côté de la montagne. Sauf une fois, mais il s’agit de la tentative lavedanaise celle-là d’aller razzier le bétail de la plaine lors de la révolte de 1654 qui donna lieu à l’embuscade du Maupas contre un parti de dragons de Louis XIV déconfit à Geu. Cette avant-garde allait prendre position au château de Beaucens. Lorsque, encouragés par ce succès, les montagnards se présentèrent en deux troupes, c’est significativement au nombre de mille environ qu’ils parviennent à Peyramale, mais seulement de quatre-cent cinquante au Turon des Justices (Eric DUCOS, La montagne contre la plaine. Un conflit en Bigorre dans la seconde moitié du XVIIème siècle (1654-1663), Lavedan et Pays Toy, T.XXIII. 2001, pp. 53-60). Quelques volées de canon suffirent à leur faire comprendre qu’il était hasardeux d’aller plus loin.

Ce chemin de Peyramale et celui de la côte du Chioulet vers le col de Bescuns et encore Batsurguère, le bois de Lourdes qui est l’ancienne communication vers Saint-Pé, préoccupait encore le Génie impérial au moment des Apparitions : lors des aménagements en direction de la future basilique, il fallait que le château continue à avoir vue directe sur ces chemins. C’est encore tellement vrai que lorsque fut réalisée au début des années 1860 la voie ferrée de Lourdes à Pau, le Génie impérial s’opposa au tracé envisagé d’un passage depuis Vizens vers la rive gauche. Le prétexte en fut que la voie devait rester sur la rive droite dans le défilé de Peyrouse, car en cas d’une invasion venue d’Espagne, elle serait moins facilement coupée.

Si l’on se reporte maintenant du côté du château vicomtal de Beaucens, on le comprendra mieux si, sur le site où il est, on le regarde en mesure de maîtriser tout le sud de la vallée du Davantaygue. Beaucens ferme autant l’issue barégeoise du chemin comtal de la Scala de Villelongue, et il tient autant par ce côté le débouché de la vallée de Cauterets au pont de Soulom. Enfin, il en est de même pour le chemin d’Ouscau depuis Bagnères par le vallon de Saint-Orens. Ce n’est pas pure hypothèse.

" Mémoire du Pays de Lourdes " consacré au Castelloubon, a publié la carte des ingénieurs militaires Roussel et La Blottière de 1718. Cette carte, réalisée après la fin de la guerre de Succession d’Espagne où la vallée de Gèdre avait été envahie par des bandes de miquelets, resta un secret militaire jusqu’aux guerres napoléoniennes d’Espagne où les Anglais se la procurèrent toutefois. On est tout de suite frappé par la précision, selon en tout cas les moyens graphiques de l’époque qui ne savaient représenter les montagnes qu’en " taupinières ", avec laquelle la série des massifs qui ferment vers l’est et le sud la vallée de Barège sont représentés. Pic de l’Espade, Pic du Midi et surtout Montaigu, mais également toute la chaîne du Léviste jusqu’à la gorge de Luz et Soulom. Vallée de Campan et de Castelloubon sont typographiées avec force et entre les deux avec la même insistance la " Hourquette d’Housquoau ". Ce chemin est bien précisé de Baudéan au château de Beaucens considéré comme la position militaire vicomtale commandant cette partie du Lavedan. Les étapes essentielles de ce chemin depuis Bagnères sont indiquées. Il s’agit autant de petits sanctuaires de pélerinage : Capucins de Médous, Chapelle de l’Entrade, de Lespoune, Pont d’Availle et au-delà, couvent de Saint-Orens. On doit comprendre qu’il s’agit de tenir militairement du Tourmalet jusqu’aux " Echelles " de Villelongue, en fermant ainsi toute possibilité de débouché depuis la vallée de Barège, celle-ci pouvant être très facilement envahie dans un premier temps. Dès lors le Montaigu apparaît bien comme pivot de la défense de la Haute-Bigorre et le chemin d’Ouscau comme la possibilité de transférer alternativement des forces du Tourmalet aux gorges de Luz. Encore au XIXème siècle, c’est par un simple ouvrage d’infanterie que l’on prévoit de tenir la route du côté de Luz tant sa défense est facilitée par l’étroitesse du défilé.

D’un point de vue plus général du contrôle des ports de la haute chaîne, le fait de tenir la rive droite du Gave à partir du Davantaygue, complète efficacement le verrou terminal de Lourdes. Il suffit de venir prendre le point de vue du haut de la route qui monte de Lugagnan à Berbérust pour se rendre compte que tenir la rive droite du Gave, permet de faire face à un danger venu du sud-ouest et de l’ouest, soit principalement de la vallée de Tena ou du Béarn.

En fondant en 1175 le château et la bastide de Vidalos, le comte Centulle III faisait face aux débouchés de la vallée d’Azun et de Salles, plaçant également un pion fort opportun sur le chemin de la rive gauche descendant vers Lourdes depuis la Ribère de Saint-Savin. Le château de Vidalos est au centre du bassin valléen et surveillait les gués en avant de Geu et du Castet Gélos. Ces gués étaient utilisables en période de maigres, le Gave était encore un torrent sauvage qui divaguait dans le fond de la vallée. Le rôle du château de Vidalos s’ajoutait à celui du Castetnau-d’Arras qui a longtemps tenu le chemin d’Azun dit du Saut du Procureur. Ce chemin conduisait vers le Port de la Peyre-Saint-Martin au-dessus d’Arrens, mais aussi vers le Port du Lavedan à l’ouest de celui-ci, le Marmuré étant entre les deux (le Balaïtous est une invention topographique du XIXème siècle). Ce port du Lavedan est en réalité connu comme Port d’eths Mourros, de la même façon que le pic Palas qui le domine du côté d’Artouste, était appelé d’eths Mourros, ce qui en dit long sur les craintes des raids sarrasins d’autrefois. Le passage par le port du Lavedan est bien plus rude que le sentier par la Peyre-Saint-Martin, mais bien plus direct pour passer de Sallent-de-Gallego à Arrens. Ces ports ont gagné en importance au moment où de plus en plus les pélerins de Saint-Jacques passaient le Pourtalet et le Somport plus à l’ouest. Cela témoignerait de la montée en puissance de la vicomté cousine du Béarn dont on ne devrait toutefois cesser de se méfier à cause de ses ambitions souveraines.



CONCLUSION


Comment ne pas en conclusion de cette longue réflexion de géographie historique évoquer le destin du Livre vert de Bénac. Le Castelloubon en effet et la vicomté de Beaucens allaient finir par tomber dans l’héritage des barons de Bénac. Cette famille très ancienne faisait partie au Haut Moyen-Age des milites optimates de la Cour des princes gascons. Elle eut un rôle très important dans la fondation de l’abbaye de Saint-Pé et donna un évêque d’Oloron. Ce ne fut pourtant que tardivement en 1643 à la mort de Marie de Gontaut-Saint-Geniez, elle-même veuve de Jean-Jacques de Bourbon vicomte de Lavedan, que Philippe II de Montaut-Bénac, deux fois son neveu, reçut tout l’héritage de l’ancien Casted lo bon avec la vicomté. Philippe II avait été un calviniste et en avait gardé l’austérité. Cette famille des Bénac avait attaché depuis longtemps sa fidélité et ses ambitions politiques au parti béarnais et naturellement à Jeanne d’Albret comtesse de Bigorre. Philippe II, Sénéchal de Bigorre, était aussi baron de Navailles première baronnie du Béarn. Ceci n’empêcha pas l’armée de Montgoméry de ruiner les églises de la baronnie et le prieuré bénédictin de Bénac. En 1620, lorsque Louis XIII vint réduire le protestantisme de la principauté béarnaise, Philippe II, refusant de se soumettre, se livra à quelques cavalcades avec sa compagnie d’hommes d’armes. Louis XIII sans doute pour se l’attacher, le comblera de faveurs. En 1636 la baronnie de Bénac est élevée en Marquisat. En 1650 Philippe II devint Duc de Navailles et le Lavedan fut lui aussi élevé en duché-pairie, mais son titulaire négligea de faire enregistrer cette pairie auprès du Parlement de Paris. Son fils Philippe III fut Maréchal de France. Toute la famille s’était au début du XVIIème siècle généreusement fait tuer au service du Roi. A ce moment, la vicomté était gérée depuis le château d’Andrest et ses fermes semblent avoir été tenues par un groupe de familles qui autour du Marquisat de Bénac finirent par rassembler ce parti de bourgeois révolutionnaires dont le représentant à Paris fut le nobliau Bertrand Barère de Vieuzac.

En 1789, à la suite d’unions au plus haut niveau de la noblesse française, les possessions des Bénac étaient au Prince de Rohan-Rochefort. Il émigra en Autriche durant la Révolution et ses biens furent confisqués par la Nation. Sa veuve, baronne de Bénac et vraie héritière, divorça pour sauver ce qui se pouvait. C’est elle qui finit par vendre à un marchand parisien ses droits sur la montagne de Castelloubon. Jusqu’alors les vicomtes avaient été peu regardants sur les droits d’usage de la montagne, mais désormais la pleine propriété bourgeoise s’exerca en particulier sur les forêts de Gazost. C’est ainsi qu’éclata la sédition du Castelloubon qui a été étudiée par Jean-François Soulet.

C’est donc assez un hasard successoral qui fit tomber la vicomté de Lavedan dans la famille de Bénac. On comprend pourquoi la charte des droits d’usage du Montaigu s’appelle toujours Livre vert de Bénac. Il y a pourtant quelque logique et peut-être quelque visée à ce que se soit étendue l’ambition des Bénac vers le Castelloubon et le Lavedan. Le vieil axe de la vallée du Haut-Echez conduisait naturellement à regarder vers la Haute-Bigorre et le Lavedan. Le droit coutumier était le même et la tradition veut que des Barégeois soient venus repeupler certaines communautés du Marquisat.

Le vrai tournant de civilisation actuel a liquidé la vieille paysannerie, déclassant d’un coup toute l’économie identifiée à des lieux et à des terroirs. Cela ne s’est pas fait sans une grande démoralisation mais est à peu près passée inaperçu. Il a pu en être ainsi parce que le passage dans une autre économie était massivement permis. Les paysans étaient eux-mêmes convaincus de ce passage et en particulier pour leurs enfants. Ceux-ci étaient assurés d’obtenir des " places ", des emplois de départ. Ce drame réussi avec cet assentiment a permis quelques écritures ou imageries de la nostalgie de ce monde perdu. On pourrait à partir d’elles se livrer à une ethnographie de la survivance. Pour ce qui me concerne, je vois là un moment privilégié d’observation. Nul ne sait dire encore ce qui caractérisera un nouveau rapport humain avec la terre et la montagne. On utilise des termes qui portent eux-mêmes un contenu de ce rapport tels ceux de territoires, pays, ou de façon plus délibérée et plus facile ceux d’espaces. Il est indubitable que la soudaine levée de l’emprise paysanne ou pastorale sur les terroirs ou ces parages qui leur étaient associés, les estives, présente désormais le visage nu d’une époque indécise et d’attente dont il faut admettre les profondes ambiguïtés. Elles cherchent à se dépasser par toutes sortes de discours maintenant écologiques. Là autour des querelles de possessions ou d’identités qui n’arrivent plus à se fonder et participent peut-être alors d’un dépassement vers ce pire que tout le monde annonce. Gagner la conscience d’un nouveau rapport à la terre c’est se confronter avec quelque distance qui nous fuit : une distance qui nous met à nu nous-mêmes. Ceux qui marchent à nouveau sur les chemins de Saint-Jacques permettent au moins de personnaliser encore un peu ce rapport perdu avec la terre. Ils marchent seuls pour les plus vrais d’entre eux dans un rêve obstiné du chemin avec au soir leur ombre seule devant eux. Malgré cette inapparence, il faut remarquer avec Alain Vuillot interprétant la philosophie de l’habiter de Heidegger que ce concept " se définit par la rencontre d’une époque et d’un fondement élémentaire, l’articulation d’une temporalité historique et d’une per-manence an-historique. La terre est ainsi zone de contact entre Histoire et Nature. Il n’y a pas d’époque qui ne s’enracine ni ne s’imprime dans un fond naturel qui la soutient " (Alain VUILLOT, Heidegger et la terre, L’assise et le séjour, L’HARMATTAN, 2001, p. 120).

La friche qui partout gagne les pentes établit un même aspect du paysage actuel uni à la neutralisation des lieux gommés ailleurs par la seule agriculture utile et l’urbanisation. De cet aspect brouillé et presque sans mémoire désormais, un peu d’histoire et de géographie historique peut, peut-être, aider à rétablir pour l’homme attentif un peu de sens.


© Robert BORIE - 7 Janvier 2010
(Mis en ligne le 22 Janvier 2010)
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ANNEXE : CARTES

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